Amérique latine : la peur est aussi une frontière pour les personnes migrantes bloquées à l’extérieur des États-Unis
MSF apporte un soutien psychologique essentiel aux personnes en déplacement sur la route migratoire des Amériques.
La peur est une émotion et une réponse instinctive à une menace ou à un danger. Mais lorsqu’elle dure, elle peut se transformer en maladie. Pour les personnes migrantes, la peur s’installe le jour où il leur devient insupportable de passer une nuit de plus sous leur toit. Le jour où elles font leurs valises sans savoir si elles reviendront un jour, ou même si elles survivront.
« Il y a deux façons de comprendre la peur », explique Alejandro Alvarado, responsable des activités de santé mentale de Médecins Sans Frontières (MSF) à Reynosa et Matamoros, au Mexique. « D’abord, c’est une réponse émotionnelle naturelle à une menace. Si je vois un serpent, je peux m’enfuir ou rester figé. Ces deux réactions sont normales et adaptatives. C’est une peur utile. »
« [En revanche,] lorsque la peur se prolonge, elle cesse d’être une réaction saine », poursuit Alejandro Alvarado. « Elle devient chronique et constante, et elle commence alors à affecter notre quotidien. Elle devient pathologique. Tout comme une tristesse prolongée peut se transformer en dépression, une peur persistante peut devenir paralysante. Elle n’est plus seulement une émotion, mais commence à affecter notre capacité à vivre ou à survivre dans notre environnement. »
Les équipes de MSF interviennent tout au long de la route migratoire des Amériques. Elles sont témoins de la manière dont les souffrances physiques, verbales ou psychologiques se transforment en une peur paralysante pour les gens qui la ressentent. Mais elles observent également que cette peur est exploitée pour servir les intérêts d’institutions politiques, de groupes criminels ou d’individus dépourvus d’empathie.
Entre octobre 2024 et avril 2025, les équipes de MSF ont effectué plus de 2 200 consultations individuelles en santé mentale dans des villes du Mexique et du Guatemala. Elles ont également offert 251 traitements dans le cadre du programme d’action Combler les lacunes en santé mentale (mhGAP, en anglais) de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Ce programme a été mis en place pour les cas graves nécessitant un soutien psychopharmacologique.

La peur comme prix à payer
Pour les personnes migrantes, la peur est le prix à payer pour ce voyage, et ce, bien avant qu’il ne soit commencé. Cette émotion les accompagnera tout au long de leur parcours, à chaque frontière franchie et longtemps après qu’elles soient arrivées à destination, si elles y parviennent un jour.
À Tapachula, à la frontière sud du Mexique, Viridiana* raconte que c’est chez elle que la terreur a commencé. « Mes enfants ont tout vu », confie-t-elle aux équipes de MSF spécialisées en travail social dans un refuge local. « Je n’aurais jamais pensé me retrouver ici. Je ne savais même pas où j’allais. Je savais juste que je devais partir, car le père de mon fils menaçait de me tuer s’il me voyait avec quelqu’un d’autre. »
« La peur ne résulte pas nécessairement d’une menace visible. […] Il peut s’agir d’une peur constante, anticipatoire, qui n’est pas due à ce qui s’est déjà produit, mais à ce qui pourrait arriver à tout moment. »
– Alejandro Alvarado, responsable des activités de santé mentale de MSF à Reynosa et Matamoros, au Mexique
« J’ai une coupure au visage, j’ai reçu deux coups de couteau aux jambes et un coup de révolver à la tête, et j’ai été frappé au nez avec une assiette en verre », raconte Viridiana. « Il y a tellement de traces visibles que je ne peux pas effacer… et [les blessures] qui sont dans mon cœur, seul Dieu peut les guérir. »
Tout au long de la route migratoire, les équipes spécialisées en santé mentale de MSF travaillent avec des personnes qui ont survécu à des violences physiques ou sexuelles, dans leur pays d’origine ou pendant leur périple. Dans des villes comme Esquipulas, au Guatemala, ou Tapachula, Mexico, Reynosa et Matamoros au Mexique, les histoires comme celle de Viridiana sont courantes. Elles s’inscrivent dans une crise systémique et ne sont pas le fruit du hasard.
« Du point de vue de la santé mentale, nous voyons la peur se refléter dans l’historique clinique [des personnes que nous recevons en consultation] », explique Alejandro Alvarado. « Mais [les manifestations de cette émotion vont] bien au-delà de tout ce qui peut être répertorié comme un symptôme. »

La peur comme barrière
À Esquipulas, une ville près de la frontière entre le Guatemala et le Honduras, Paula* explique avoir décidé de ne pas poursuivre son voyage par crainte de subir davantage de violences. « Nous étions déjà arrivés au Mexique, à Tapachula. Mais nous n’avons pas continué parce que nous avions trop peur », raconte-t-elle devant l’une des cliniques mobiles de MSF. « Ils nous ont dit que si la police des migrations ne nous attrapait pas, le cartel s’en chargerait. »
Paula a survécu des violences sexuelles dans la jungle du Darién, où des hommes armés ont également menacé son fils de quatre ans. « Dans la jungle, ils ont pointé une arme sur sa tête. Dieu merci, il est encore trop innocent pour comprendre la plupart des choses, mais oui, ils ont pointé une arme sur sa tête, pour menacer son père. »
Du Mexique, la famille de Paula a tenté de demander l’asile aux États-Unis légalement à travers CBP One. C’était l’application mobile que les personnes migrantes devaient utiliser pour demander un rendez-vous à la frontière américaine afin de déposer leur demande. Mais lorsque l’administration américaine actuelle a mis fin au programme en janvier, ses plans se sont effondrés. « Je m’y suis en quelque sorte résignée maintenant », explique-t-elle quelques mois plus tard. « Mais cela m’a beaucoup affectée de savoir que j’allais devoir refaire le même voyage… mais cette fois-ci, sans [ressources]. Je vais bien maintenant, mais il y a des moments où j’ai l’impression que quelqu’un me suit. Comme si un ennemi était derrière moi. »
« La peur ne résulte pas nécessairement d’une menace visible », explique Alejandro Alvarado. « Elle est plutôt liée à des expériences traumatisantes passées ou au contexte dans lequel les gens vivent. Il peut s’agir d’une peur constante, anticipatoire, qui n’est pas due à ce qui s’est déjà produit, mais à ce qui pourrait arriver à tout moment. »
Un soutien intégral pour les blessures invisibles
Quand la peur cesse d’être une émotion temporaire, comme pour Virdiana et Paula, elle peut devenir une maladie invalidante. Bien que ce ne soit pas le seul facteur de troubles de santé mentale, il s’agit d’une constante pour la majorité des personnes que les équipes de MSF soutiennent. Si cette peur provoque une profonde souffrance, elle complique également le processus thérapeutique pour les personnes qui tentent de retrouver une stabilité mentale et les thérapeutes qui les accompagnent.
Le programme mhGAP fait partie des soins intégrés offerts par MSF. Cette initiative de l’OMS permet de former le personnel médical et de santé mentale à apporter un soutien psychiatrique dans des contextes où il n’y a ni psychiatre, ni services spécialisés, ni accès aux médicaments. Ce protocole est mis en place lorsque le soutien thérapeutique seul ne suffit pas, en y ajoutant une évaluation médicale, des soins psychologiques et, si nécessaire, un traitement pharmacologique.
« Notre objectif est d’élargir les options de traitement offertes, en proposant aux personnes une approche globale, avec leur consentement et adaptée à leur réalité », explique Alejandro Alvarado. Cependant, le plus grand défi demeure la continuité. Plusieurs des personnes à qui nous offrons des soins sont encore en déplacement ou vivent dans des conditions instables. C’est ce qui rend difficile le suivi des processus thérapeutiques, qui requièrent du temps.
C’est pourquoi les équipes de MSF travaillent avec une approche globale de la santé mentale et du soutien psychosocial, qui va au-delà du programme mhGAP. Elles interviennent au niveau communautaire, avant que la souffrance ne se transforme en pathologie.
Toutes les blessures ne sont pas visibles. Mais lorsque la peur risque de devenir permanente, l’assistance humanitaire doit trouver des voies vers la guérison, là où les frontières ont été fermées par les préjugés et la xénophobie.
*Tous les noms ont été modifiés pour protéger la vie privée et la sécurité des personnes.

La santé mentale sur la route migratoire des Amériques
Les équipes de MSF apportent un soutien aux personnes en transit le long de la route migratoire des Amériques. Elles offrent des soins de santé primaire et de santé mentale, un accompagnement social, et mènent des activités de promotion de la santé.
Nous appelons les autorités, les organisations humanitaires et la société civile à prendre des mesures pour mettre fin à la crise de santé mentale qui touche les personnes en déplacement. Elles doivent jouer un rôle actif dans la création d’environnements sûrs favorisant leur bien-être physique, psychologique et émotionnel.