Sijood et Rehab, agentes de promotion de la santé de MSF, travaillent dans le camp de personnes déplacées d’Adré, au Tchad, près de la frontière du Souda. Tchad, 2023. © Annie Thibault/MSF
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Adré, Tchad : là où chaos et courage se côtoient

Le chaos vit ici, dans le camp de transit d’Adré, au Tchad. À peine cinq kilomètres nous séparent du Soudan, où la guerre a éclaté le 15 avril 2023. Depuis, le Tchad a ouvert ses portes à plus d’un demi-million de personnes fuyant les atrocités et la violence du conflit. Le paysage du camp de transit est en constante évolution. Chaque jour, des centaines de familles arrivent du Soudan et s’y installent, alors qu’au même moment, un nombre équivalent de personnes sont relocalisées dans des camps officiels, situés plus loin de la frontière.

J’ai passé quelques jours dans le camp d’Adré, à la clinique que Médecins Sans Frontières a ouverte au centre d’un vaste océan de tentes improvisées qui tiennent à peine debout. En tant que chargée des affaires humanitaires pour MSF, une partie de mon travail consiste à recueillir des témoignages, un mandat qui s’inscrit dans l’engagement de l’organisation à aller au-delà de sa mission médicale et à prendre la parole publiquement, à témoigner et à attirer l’attention sur les problématiques qui sont à l’origine des besoins humanitaires.

Alors que j’espérais trouver des patients ou des patientes qui accepteraient de me partager leur histoire, deux jeunes femmes m’ont approchée avec assurance en me saluant en anglais. Elles m’apprennent qu’elles sont Soudanaises, elles-mêmes réfugiées, et le dossard de MSF qu’elles portent m’indique rapidement que nous sommes collègues. Éblouie par leur enthousiasme, je leur ai demandé si elles accepteraient de fournir un témoignage enregistré sur leur expérience de travail dans le camp.

Ici, la densité de population est élevée, l’assainissement est loin d’être adéquat et les conditions de vie sont bien en deçà de tous les standards acceptables. Sous l’effet du maigre financement et des ressources limitées, le fossé entre ce que les organisations humanitaires peuvent fournir et ce qui est réellement nécessaire continue de se creuser. Les familles réfugiées paient un lourd tribut en raison de la réaction tardive de la communauté internationale. Travaillant directement dans le camp en tant qu’agentes de promotion de la santé communautaire pour MSF, Sijood et Rehab sont confrontées tous les jours aux pénibles conditions de vie auxquelles sont exposées les personnes réfugiées.

« C’est la nourriture qui manque le plus. Certaines personnes sont si pauvres qu’elles n’ont d’autre choix que manger l’herbe qu’elles trouvent. Elles ont besoin de vivre en sécurité et en santé. Elles ont besoin d’avoir accès à l’eau, car l’eau leur permettra de rester en santé. »

Les gens ici survivent dans des conditions qui, je le soupçonne, seraient considérées comme intolérables par la plupart des gens qui lisent ces lignes. Comme les organisations humanitaires sont incapables d’intensifier leurs interventions pour répondre aux besoins humanitaires en temps opportun, les familles n’ont d’autre choix que de prier pour la prochaine distribution de nourriture et de patienter dans d’interminables files pour remplir un bidon d’eau. Compte tenu des graves risques sanitaires auxquels sont confrontées les personnes déplacées vivant dans des camps, la promotion de la santé est un élément essentiel des programmes de MSF dans des endroits comme Adré.

« Nous sensibilisons les gens aux symptômes de maladies comme le paludisme et la malnutrition, et nous encourageons les bonnes pratiques d’hygiène afin de prévenir leur propagation. Nous abordons également la violence sexuelle et nous orientons les personnes qui en ont besoin vers la clinique de MSF pour qu’elles puissent être soignées. »

Les personnes réfugiées nouvellement arrivées ignorent souvent quels sont les services disponibles, et les agentes de promotion de la santé comme Sijood et Rehab aident à faire connaître les services de MSF. Pour prévenir une détérioration de la santé, elles orientent vers la clinique les personnes présentant des signes évidents de maladie afin qu’elles puissent recevoir les soins appropriés de la part de nos équipes médicales. Alors que j’étais suspendue à leurs mots, une pensée, difficile à ignorer, m’a traversé l’esprit : comment ces deux jeunes femmes parviennent-elles à accomplir leur travail si essentiel avec tant de bravoure et de grâce, alors qu’elles ont elles-mêmes dû fuir le conflit meurtrier au Soudan? Où diable puisent-elles ce courage et cette détermination? Comme elles semblaient à l’aise de se confier, je les ai questionnées sur le périple qu’elles ont mené pour fuir la guerre.

Sijood et Rehab, agentes de promotion de la santé de MSF. Tchad, 2023. © Annie Thibault/MSF

« Nous avons tout perdu. Nous avons perdu notre peuple, nos frères, nos sœurs, notre argent. Nous avons perdu notre pays. »

« Mes yeux ont vu des choses horribles. Ils tuent les gens sans hésiter. Ils violent les femmes. S’ils trouvent un groupe de 20 hommes, ils les tuent tous. S’ils trouvent un groupe de 10 femmes, ils les violent toutes. Celles qui résistent sont tuées sans hésitation. Ils tuent même des enfants. C’est ce que mes yeux ont vu. »

De tels récits ne sont pas rares à Adré. Les gens ont été témoins de meurtres systématiques et de viols perpétrés sous leurs yeux, les victimes étant trop souvent des membres de leur propre famille. Ici, les horribles absurdités de la guerre sont dévoilées au grand jour : deux camps se disputent le pouvoir au Soudan, avec pour conséquences des millions de vies innocentes brisées, des familles séparées et une véritable catastrophe humanitaire.

Rares sont les personnes comme Sijood et Rehab qui ont trouvé un emploi du côté tchadien. Toutefois, plusieurs individus trouvent des moyens improvisés pour gagner un peu d’argent, même si les perspectives économiques sont minimes. La plupart des 500 000 personnes déplacées dépendent donc d’une aide humanitaire insuffisante, de leurs propres mécanismes d’adaptation et de stratégies de survie temporaires.

De toute façon, si vous vous retrouviez ici, que vous resterait-il d’autre? Quelles seraient véritablement vos options dans un endroit comme le camp de transit d’Adré?

Est-ce que vous feriez le grand saut en quittant le camp, dans l’espoir de commencer une vie dans un nouveau pays, en espérant y trouver la paix et des opportunités?  Mais pour faire le grand saut, vous avez besoin d’argent et de force, deux choses dont vous ne disposez pas actuellement. Vous êtes pauvre et épuisé.

Est-ce que vous resteriez à Adré? Et accepteriez-vous le sort de la vie dans le camp? Mais ici, il pleut à l’intérieur de votre abri et il n’y a pas d’école pour vos enfants.

Est-ce que vous tenteriez de retourner au Soudan, le pays bien-aimé que vous avez perdu? Une idée attrayante, mais tellement de vos proches y ont trouvé la mort… Y retourner sans perdre un autre membre de la famille ne serait rien de moins qu’un miracle.

Le chaos vit donc, dans un endroit comme celui-ci. Il vit dans la honte qui consume une mère dont la seule option pour éviter de voir ses enfants mourir de faim est de les nourrir avec des insectes et de l’herbe. Il vit dans la douloureuse réalité d’un orphelin qui doit trouver les moyens de survivre tout en faisant face au traumatisme de la guerre. Il vit dans le néant qui submerge un jeune homme aux jambes criblées de balles, confiné à sa tente toute la journée, complètement incapable de bouger. Il vit ici même, dans l’absurdité de tous ces endroits appelés camps de « transit », remplis d’individus parfaitement conscients que le « temporaire » pourrait durer toute une vie.

Clinique de MSF dans le camp de personnes déplacées d’Adré. Tchad, 2023. © Annie Thibault/MSF

Et pourtant, les personnes telles que Sijood et Rehab illustrent bien que la solidarité existe ici également. Avec un courage sans pareil, ces deux jeunes femmes ont retroussé leurs manches pour soutenir les autres dans les moments difficiles. Elles nous rappellent que lorsque l’humanité est confrontée à de telles calamités, le soutien que nous pouvons nous apporter les uns aux autres est tout ce qu’il nous reste.

« Par la volonté de Dieu, je continuerai. Je souhaite à la communauté ici une vie meilleure que celle-ci. Que chaque personne puisse vivre dans un endroit sûr et trouver ce dont elle a besoin afin de rendre sa vie meilleure qu’aujourd’hui. »

Il est impératif que la communauté internationale se montre à la hauteur de la solidarité et du soutien que nous voyons sur place. Comme Sijood et Rehab, tous ceux et celles qui le peuvent doivent s’acquitter de leur devoir, maintenant. Avec un soutien adéquat pour fournir l’assistance humanitaire nécessaire pour répondre aux besoins de base des gens réfugiés de l’est du Tchad, la vie de centaines de milliers de personnes pourrait être considérablement améliorée, et leurs douleurs pourraient être grandement apaisées. Et ce serait, sans aucun doute, le minimum qu’elles méritent.

Annie Thibault

Chargée des affaires humanitaires

MSF Suisse, Tchad