MSF pharmacists hand out medication to patients at MSF’s primary health clinic at Shire’s primary school IDP camp. (16.2.2021) © Claudia Blume/MSF
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Crise au Tigré: « Nous souffrons d’un manque de soins médicaux »

Les combats dans la région éthiopienne du Tigré ont déraciné des centaines de milliers de personnes. À l’intérieur du Tigré, la plupart des personnes déplacées demeurent au sein de la communauté d’accueil, tandis que des dizaines de milliers vivent dans des sites informels ou restent cachées dans la brousse ou les montagnes. Médecins Sans Frontières (MSF) est profondément préoccupée par la situation humanitaire des centaines de milliers de personnes qui ont été privées de soins médicaux pendant des mois et qui n’ont reçu que peu d’aide humanitaire.

Aster*, 30 ans, est assise dans la zone d’attente de la clinique de soins de santé primaire de MSF dans un site pour personnes déplacées à Shire. Elle est enceinte de huit mois et est venue pour un examen prénatal. Avec son mari et ses deux jeunes enfants, elle a fui son village du Tigré occidental lorsque les combats ont éclaté en novembre, et vit maintenant avec une famille locale. Aster se sent stressée. « Je n’ai reçu aucune aide alimentaire. Les gens avec qui nous restons nous donnent de la nourriture, mais ce n’est pas suffisant », dit-elle. « Parfois, je sors mendier. Si on ne me donne rien, nous nous couchons parfois sans avoir mangé. Il est difficile d’être dépendant. Je me sens vide à l’intérieur. Avant, les enfants mangeaient régulièrement. »

Des dizaines de milliers de personnes sont arrivées à Shire, une grande ville du nord-ouest du Tigré, depuis que les combats ont éclaté en novembre. La plupart d’entre elles sont originaires du Tigré occidental. La majorité demeure au sein de la communauté d’accueil, mais près de 20 000 personnes vivent dans des sites informels. Elles dorment dans des conditions de promiscuité et souvent d’insalubrité dans les salles de classe de plusieurs écoles, ainsi que sur le campus de l’Université de Shire.

 

Risque de crise nutritionnelle

 

La principale préoccupation des gens est le manque de nourriture. Il y a eu plusieurs distributions de vivres – et avec l’arrivée de plus d’organisations humanitaires récemment, ce nombre augmente – mais les gens disent que ce n’est pas suffisant et que la distribution est souvent injuste, laissant certaines personnes avec moins que d’autres, ou même rien du tout. Personne n’est officiellement responsable des sites, et les personnes déplacées nomment des représentants de leur communauté d’origine pour organiser les distributions et s’occuper d’autres enjeux. Certaines personnes vendent la nourriture donnée pour s’acheter des couvertures ou d’autres articles dont elles ont besoin.

Seuls des sacs de blé et de l’huile de cuisson ont été distribués jusqu’à présent. Cela signifie que la plupart des gens dans les sites ne mangent que du pain chaque jour – ce qui n’est pas assez nutritif, en particulier pour les enfants, les femmes enceintes et les personnes malades.

Demsas*, 60 ans, est atteint de diabète de type 2 pour lequel il a récemment reçu des comprimés de l’hôpital de Shire. « Le médecin m’a conseillé de manger une variété d’aliments – viande de chèvre, lait, injera – mais je ne peux pas me le permettre. Avant, j’étais agriculteur et boucher et je mangeais bien, mais depuis que je suis ici, nous ne recevons que du blé. »

La plupart des magasins sont maintenant ouverts à Shire, et il y a de la nourriture disponible au marché, mais la plupart des gens n’ont pas d’argent pour en acheter. Les fonctionnaires de la ville n’ont reçu que récemment leur premier salaire depuis le début des combats, et même ceux qui ont de l’argent en banque ne peuvent pas y accéder, car la plupart des banques sont toujours fermées. Le prix de la nourriture et d’autres articles a augmenté, et de nombreuses personnes déplacées sont arrivées sans argent.

MSF a mené une enquête nutritionnelle auprès des enfants de moins de cinq ans dans les sites et a constaté que si la situation est préoccupante, elle n’a pas encore atteint le niveau d’urgence. « Ce que nous avons constaté, c’est que le taux global de malnutrition dans les sites informels était d’environ 11 %, soit 9 % de malnutrition modérée et 2 % de malnutrition sévère, ce qui est en-deçà du seuil d’urgence. Il y a une instabilité alimentaire, et il y a certainement un risque qu’elle se transforme en crise nutritionnelle. Nous devons suivre la situation de près », déclare Juniper Gordon, chef de l’équipe médicale MSF.

 

Le couvre-feu est un obstacle majeur pour les femmes enceintes

 

Les conditions de vie dans les sites informels sont difficiles. Des dizaines de personnes dorment dans chacune des anciennes salles de classe des écoles locales, entre les bureaux et les chaises. Certains ont reçu des matelas et des couvertures données par la population locale, tandis que beaucoup d’autres dorment tout simplement sur le sol ou sur des bâches en plastique. Avec l’insécurité qui perdure, les gens continuent d’arriver en grand nombre. Beaucoup de nouveaux arrivants n’ont d’autre choix que de dormir dehors ou dans des abris de fortune dans les sites. La plupart ont fui avec peu de biens, beaucoup avec seulement leurs vêtements sur le dos. Certains portent encore les mêmes vêtements dans lesquels ils ont quitté leur domicile il y a plus de trois mois. Certaines femmes disent avoir dû déchirer certains de leurs vêtements pour fabriquer des serviettes hygiéniques, ce qui est une source d’humiliation.

Sur le campus universitaire de Shire, des centaines de personnes logent dans d’anciens dortoirs étudiants, dormant dans des lits superposés. Celles qui n’ont pas trouvé de place dans les dortoirs vivent dans un bâtiment en construction sur le campus. En plaçant des briques autour de l’endroit où elles dorment, les familles essaient de créer un semblant d’intimité. Seules certaines personnes ont des matelas ou des lits, la plupart dorment à même le sol de béton. Il n’y a aucun mur pour les protéger du froid la nuit. Les gens se font des feux, or il y a de la fumée partout, et le bruit des gens qui toussent est omniprésent.

Dans les cliniques que MSF gère dans les sites de déplacés depuis janvier, les infections des voies respiratoires sont la principale morbidité constatée par nos équipes. Est-ce la COVID-19? Personne ne le sait avec certitude. Il n’y a pas de tests disponibles, et il n’y a aucun moyen pour les gens de se tenir à distance les uns des autres dans les sites surpeuplés, aucun moyen d’acheter des masques ou de se laver les mains fréquemment. Comparativement aux nombreux autres problèmes auxquels les gens sont confrontés, la COVID-19 est en bas de la liste des inquiétudes.

 

Les sages-femmes de MSF mènent une consultation prénatale dans la clinique de soins de santé primaire de MSF dans le site de déplacés de l’école primaire de Shire.Claudia Blume/MSF

 

La diarrhée est le deuxième problème médical en importance, en raison du manque d’eau potable et d’assainissement et des conditions de vie insalubres. MSF a construit des latrines sur un site de déplacés internes dans une école primaire et assure régulièrement le transport de l’eau par camion. Nos équipes ont également restauré un grand bâtiment de toilettes et de douches sur le campus universitaire. L’approvisionnement en eau n’est pas seulement un problème dans les sites de déplacés internes, mais dans toute la ville de Shire.

Les conditions de vie sont particulièrement dures pour les femmes enceintes. Adiam*, 26 ans, a fui un village près d’Humera et vit maintenant sur le site de l’Université. Elle est enceinte de huit mois, son premier enfant.

« Accoucher d’un bébé dans ces circonstances sera difficile, mais je suis heureuse d’être ici avec ma famille. De nombreuses autres familles ont été séparées. Je veux accoucher à l’hôpital, mais je m’inquiète de ce qui se passera si le bébé doit naître la nuit, après le couvre-feu. Je ne sais pas comment je pourrais me rendre à l’hôpital. »

Après 18 h 30, les gens ne peuvent pas quitter leur domicile et, si les ambulances sont en théorie autorisées à fonctionner, aucune n’est disponible. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas non plus de personnel à l’hôpital après la tombée du jour, laissant les patients seuls pendant la nuit. MSF donne aux femmes enceintes des trousses d’accouchement sans risque dans les sites de déplacés au cas où elles accoucheraient la nuit.

Adonay*, un professionnel de la santé du Tigré occidental qui vit sur le site de l’Université, affirme qu’il a assisté trois accouchements. « Ça s’est fait à l’intérieur des dortoirs, dans le lit des femmes. Il y avait beaucoup de monde autour. Aucune intimité. Heureusement, toutes les naissances se sont bien déroulées. À cette période, aucun centre de santé n’était ouvert ou doté de personnel. Nous sommes plusieurs travailleurs de la santé qui vivent sur ce site, et nous avons pu aider les gens avant l’arrivée de MSF et d’autres organisations. »

 

Les malades chroniques n’ont pas de médicaments

 

Les patients atteints de maladies chroniques telles que le diabète ou l’hypertension sont confrontés à certains des plus grands défis. Ils n’ont reçu aucun médicament depuis des mois. « Les patients diabétiques n’ont pas reçu d’insuline depuis trois mois, ce qui est très dangereux », explique Juniper Gordon. « Dans les camps, certains patients atteints de tuberculose et de VIH n’ont pas reçu de médicaments depuis des mois non plus. À présent, le conseil central de la pharmacie de Shire est opérationnel et tente d’acheminer les médicaments dans les établissements. Dans le cas de certains médicaments comme l’insuline qui ont besoin d’une chaîne du froid, cela représente un gros défi – il n’y a pas eu d’électricité jusqu’au début de février à Shire, et le service n’est pas toujours fiable. Dans la majorité des régions en dehors de Shire, il n’y a toujours pas d’électricité. »

Le Dr Berhane Tesfamichael est le directeur médical de l’hôpital de Shire. Il dit que le manque d’insuline a eu un grave impact sur plusieurs de ses patients dès le début des combats.

« Cinq patients sont décédés à l’hôpital en raison d’un manque d’insuline. Nous avons envoyé les accompagnateurs des patients aux hôpitaux d’Adwa et d’Aksum. Ils y sont allés à pied, prenant ce risque afin de sauver la vie de leurs proches. Malheureusement, il n’y avait pas non plus d’insuline disponible là-bas. Nous avons signalé la situation aux autorités sanitaires régionales, mais le problème était le transport et la sécurité. » Même si des stocks d’insuline sont désormais disponibles à la pharmacie centrale de Shire, il n’est toujours pas possible de la distribuer aux établissements de santé et aux patients qui en ont besoin en zones rurales.

L’hôpital de Shire dessert une population de plus d’un million de personnes dans la région. Après que des combats ont éclaté dans la ville, de nombreux membres du personnel ne sont pas retournés travailler pendant longtemps, certains par crainte pour leur sécurité, d’autres par manque de motivation, car ils ne percevaient aucun salaire. Le personnel et les patients n’avaient pas de nourriture au début, et quand MSF est arrivé, nous avons fourni de la nourriture à la cuisine de l’hôpital et nettoyé les installations, car le personnel d’entretien n’était venu depuis des semaines. L’hôpital n’a pas été gravement pillé, mais il y a eu de nombreux vols durant la nuit ces derniers mois, comme il n’y avait pas de personnel. MSF soutient le service pédiatrique, le centre d’alimentation thérapeutique pour patients hospitalisés, ainsi que les activités d’approvisionnement en eau et de gestion des déchets de l’hôpital.

La plupart des membres du personnel sont maintenant de retour, et l’hôpital de Shire est presque entièrement fonctionnel. Cependant, de nombreux problèmes subsistent, tels que le manque de fournitures, les coupures de courant et les problèmes de sécurité pour les patients, en particulier la nuit. Hormis les urgences, les unités de soins ne sont pas occupées. Contrairement à la situation avant la crise, peu de patients des zones rurales se présentent à l’hôpital. Le système de transfert vers d’autres établissements s’est effondré et, sans ambulances, et avec l’insécurité dans de nombreuses régions et le manque de moyens de payer les frais de transport vers la ville, il est impossible pour beaucoup de se rendre à l’hôpital.

 

Stigmatisation autour de la violence sexuelle

 

L’un des problèmes qui inquiètent le plus le Dr Berhane est que peu de survivants de violences sexuelles demandent de l’aide.

« De nombreuses femmes se font violer, mais elles ne demandent pas d’aide. Elles se cachent chez elles. Elles voudraient aller à l’hôpital, mais la culture, la stigmatisation, les normes sociales les en empêchent. Nous avons des contraceptifs d’urgence, de la prophylaxie – le problème c’est qu’il n’y a aucune patiente. Nous devons accroître l’éducation sanitaire, la mobilisation communautaire et les visites à domicile. »

MSF était initialement confrontée à une situation similaire dans ses cliniques sur les sites. Notre personnel entendait de nombreuses histoires sur la violence sexuelle de la part de la communauté, mais peu de femmes venaient se faire soigner. Le nombre de personnes à la recherche de soins augmente, peut-être parce qu’elles sont de plus en plus nombreuses à connaître les services de MSF et à faire confiance à l’organisation. Entre le 15 et le 22 février, dix survivants de violences sexuelles ont reçu un traitement et un soutien psychosocial.

MSF propose des séances de consultation et de psychoéducation dans les sites de déplacés internes. De nombreuses personnes ont été profondément traumatisées par la violence qu’elles ont subie, par leur déplacement et leurs mauvaises conditions de vie, ainsi que par le fait d’être séparées des membres de leur famille, souvent sans savoir où ces derniers se trouvent.

« Nous avons tous du mal à dormir », dit Tesfaye*, 43 ans, qui vit sur le site de l’école secondaire avec sa famille. « Nous pensons tous à nos maisons, à nos entreprises, à nos enfants qui ne vont pas à l’école. Ma fille aînée, qui a 14 ans, était l’une des meilleures élèves de sa classe. Elle n’a pas été à l’école depuis environ un an – d’abord à cause de la COVID-19, puis à cause des combats. Elle est très perturbée. »

De nombreuses personnes déplacées s’inquiètent également pour leur avenir, à savoir si elles pourront un jour rentrer chez elles. Elles se demandent également si elles pourront demeurer sur les sites.

 

Le système de santé dans les zones rurales s’est effondré

 

Si la situation des personnes déplacées à Shire est difficile, elle est bien pire pour celles qui vivent dans des zones en dehors des principales villes du Tigré.

Birhane*, un agriculteur de 58 ans, est assis dans la zone d’attente de la clinique de soins de santé primaire de MSF sur le site des déplacés de l’Université. Avec son visage plissé, son foulard blanc traditionnel et son corps mince et voûté perché sur un bâton de marche, il a l’air beaucoup plus âgé. Il affirme avoir marché 2 heures et demie depuis son village pour obtenir des soins médicaux. Il dit que le centre de santé qui desservait sa communauté agricole de 2 500 personnes est fermé depuis novembre et que les six membres du personnel sont partis. « Nous souffrons d’un manque de soins médicaux. Nous n’avons aucun médicament; les deux ambulances du village ont été volées. Beaucoup de gens sont malades. Trois femmes enceintes sont décédées en accouchant ces trois derniers mois », raconte l’agriculteur. « Il n’y a pas de nourriture au village. Nos champs ont été pillés. Certaines de nos femmes ont été violées. Nous sommes restés deux mois dans la forêt, et nous avons encore peur. »

 

MSF a distribué des bidons, des seaux et des produits d’hygiène tels que du savon et des serviettes hygiéniques aux familles vivant dans trois des sites de déplacés de Shire.Claudia Blume/MSF

 

Depuis fin janvier, MSF envoie des équipes médicales mobiles pour fournir des soins de santé primaires aux patients des villages et des villes au nord, à l’est et au sud-est de Shire. Nous aidons également certains établissements de santé en faisant des dons de fournitures médicales, et nous venons d’ouvrir une base dans la ville de Sheraro, au nord-ouest, à partir de laquelle nous soutenons la zone rurale du village.

La plupart des établissements de santé que nos équipes ont visités ne sont pas fonctionnels. Beaucoup ont été vandalisés et pillés et, dans la plupart des établissements, le personnel est parti. Nombreux sont ceux qui n’ont pas reçu de soins médicaux depuis novembre.

Berhe*, un professionnel de la santé qui travaille avec MSF, dit que la région avait un système de santé qui fonctionnait bien avant le début des combats. Les villages étaient dotés de postes de santé, et il y avait des centres de santé dans les petites villes et des hôpitaux dans les grandes villes. Des travailleurs de proximité visitaient les communautés, et un système de transfert des patients par ambulance était en place. « Maintenant, la structure sanitaire est complètement détruite. Lorsque nous visitons les zones rurales, les mères disent : « Mon enfant a trois mois. Il n’a pas encore été vacciné. » La santé maternelle et infantile est aujourd’hui très précaire. Au cours de l’une de nos cliniques mobiles, nous avons appris qu’une mère était décédée en accouchant parce qu’elle n’avait pu obtenir l’aide de professionnels de la santé. Dans les zones rurales, il n’y a ni structures de santé, ni ambulances. »

« Alors que l’accès aux villes et villages le long des routes principales du nord du Tigré devient plus facile, nous essayons maintenant d’atteindre les personnes qui vivent dans la brousse », affirme Juniper Gordon.

« Ce sont des gens qui ne peuvent essentiellement accéder à aucun type de soins de santé. Nous essayons de nous y rendre et d’offrir un minimum de soins de santé et de constater leur état. Nous entendons parler de personnes qui sont dans la brousse depuis des mois et qui ne se sentent toujours pas suffisamment en sécurité pour se rendre à la clinique. »

*Les noms ont été modifiés pour des raisons de confidentialité.