MSF midwife speaking to future mothers in Aidarken maternal room © MSF/Nargiz Koshoibekova
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Le dilemme COVID-19 : Exposer les gens à une épidémie ou risquer l’instabilité politique

Par Kevin Coppock, chef de mission au Kirghizistan.

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La pandémie de COVID-19 confronte de nombreux pays à un douloureux dilemme. Aplatir la courbe épidémique avec des mesures qui limitent l’interaction entre les personnes ou permettent aux gens d’interagir plus librement et de continuer à gagner leur vie. Bref, protéger la santé humaine ou sauver l’économie. Au Canada et aux États-Unis, ce dilemme se joue quotidiennement aux nouvelles et sur les médias sociaux. 

Cependant, dans les pays à faible revenu ou déchirés par la guerre comme l’Afghanistan, le Yémen ou le Soudan du Sud, la dichotomie entre la santé et l’économie est beaucoup moins nette. Une famille qui cultive des oranges dans son jardin les échange sur le marché local contre du riz et du poisson qui seront mangés pour le souper. Un père est payé aujourd’hui pour du travail qui met de la nourriture sur la table demain. Il n’y a ni carte de crédit, ni compte d’épargne, ni chèque de soutien du gouvernement. Forcer les gens à rester à la maison pour sauver des vies signifie très rapidement qu’il n’y a pas de nourriture sur la table. Cela signifie qu’il y a des enfants qui ont la faim au ventre et des parents qui tentent désespérément d’éviter la famine. D’un point de vue de santé publique, une interruption dans l’accès aux médicaments ou aux vaccins pour d’autres maladies, en plus des restrictions en lien avec la pandémie, pourrait entraîner beaucoup plus de décès que la COVID-19 elle-même.

L’alternative, garder le pays ouvert, pourrait entraîner jusqu’à 34 fois plus de décès[1] que les politiques visant à freiner l’épidémie en limitant les interactions physiques. Les systèmes de santé déjà fragiles seront totalement dépassés, incapables de faire face à l’afflux de patients atteints de COVID-19 ou aux cas d’urgence réguliers aggravant le taux de mortalité, comme nous l’avons vu lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest. À titre indicatif, le Soudan du Sud dispose d’un respirateur pour chaque 3 millions de personnes. Imaginez le personnel hospitalier impuissant qui a davantage l’impression de faire du contrôle de foules avec les malades et les mourants que du triage significatif et des soins centrés sur le patient. En effet, dans de nombreuses situations, il peut être plus sûr pour les gens de rester à la maison.

Au Kirghizistan, un pays à revenu intermédiaire où je dirige actuellement une intervention médicale de Médecins Sans Frontières (MSF), nous participons à la lutte contre la pandémie en soutenant le ministère de la Santé avec le contrôle et la prévention des infections au sein des établissements de santé, ainsi qu’avec des équipes mobiles COVID-19 dans le région reculée de Batken, où nous opérons déjà un projet en soutien au ministère de la Santé destiné aux impacts sanitaires de l’environnement, aux maladies non transmissibles, et à la santé maternelle et infantile. Notre équipe au Kirghizistan possède de l’expérience dans la lutte aux épidémies, ayant notamment combattu l’épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo, ce qui nous permet de fournir un précieux soutien technique, en plus du personnel, des fournitures et de la logistique.

La solidarité sociale apportera une certaine résilience, au Kirghizistan et dans de nombreuses sociétés aux systèmes de santé précaires. Ici, je vois et j’entends  des réseaux sociaux spontanés qui se sont formés pour identifier les besoins et fournir des colis alimentaires et d’autres formes d’aide aux familles qui manquent de biens essentiels. En 2007, j’ai observé l’incroyable adaptabilité de la population du Zimbabwe qui réussissait à s’en sortir malgré l’hyperinflation. C’est un phénomène que j’observe dans la plupart des zones de crise. Mais ces compétences de survie de base ont leurs limites. Il finit par y avoir un point de rupture.

Il n’y a pas de réponse claire. Néanmoins, ce serait une erreur de transférer la logique de santé publique qui s’applique au Canada ou en Europe au Yémen ou à la République démocratique du Congo. Dans ces deux derniers pays, les populations étaient en danger avant même la pandémie de COVID-19. Ce qui est clair, c’est qu’il ne faut pas que la solution à un problème en crée un plus grave, qu’il s’agisse de la faim, de la violence ou de la répression.

En termes simples, le dilemme COVID-19 crée un choix impossible, où il faut choisir le moindre mal. Une famille qui perd des proches à cause de cette nouvelle maladie, ou des parents qui ne peuvent pas mettre de la nourriture sur la table ou faire vacciner leur enfant. Bien sûr, il s’agit là d’une simplification excessive, mais le dilemme est bien réel. C’est un facteur essentiel dans la façon dont nous comprenons la vulnérabilité et la stabilité de la population dans ce nouveau monde de la COVID-19. Pour les opérations humanitaires médicales de MSF, cela se traduit par un triage global plus austère, au moins à moyen terme.

 


[1] Imperial College London: WHO Collaborating Centre for Infectious Disease Modelling, MRC Centre for Global Infectious Disease Analysis. Report 12 global impact COVID-19