After receiving new clothes, food and water, people are able to rest and sleep in the warmth under the heaters in the aft deck of the Aquarius. On March 3, 2018 the Aquarius took a transfer of 72 people who were rescued by a merchant vessel from two separate boats. Tragically, many people - including a 10-year-old boy and his father - were separated when one of the boats was later intercepted by the Libyan coastguard after others had already been rescued by the merchant vessel. MSF teams were able to locate the young boy and others who were separated from family and friends, after they were taken back to Libya and held in Tajoura detention centre in Tripoli, Libya. On March 6, all 72 people on board the Aquarius were safely disembarked in Pozallo, Sicily. © Hara Kaminara/SOS MEDITERRANEE
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Libye: nulle part où aller si ce n’est la mer

Dans un contexte marqué par l’aggravation du conflit et de l’insécurité, des migrants fuient la Libye par milliers, prenant le risque de traverser la Méditerranée dans des embarcations inaptes à la navigation. Le 20 décembre 2019, l’Ocean Viking a secouru 112 migrants qui se trouvaient sur un canot pneumatique à 32 miles nautiques des côtes libyennes. 21 d’entre eux avaient survécu à une frappe aérienne contre le centre de détention de Tajoura, cinq mois auparavant. Leurs témoignages, relayés ici par Médecins Sans Frontières (MSF), en disent long sur le sort des migrants et des réfugiés en Libye : hommes, femmes et enfants sont livrés à eux-mêmes, otages d’un pays en guerre et pris au piège dans un cycle de violences sans fin.

Un signe de sécurité

 

20 décembre, une heure avant l’aube – le moment de la journée le plus sombre pendant la période la plus sombre de l’année. On aperçoit à peine un trait pâle flottant sur la mer noire. Le bateau pneumatique blanc – car c’est bien de cela qu’il s’agit, nous l’avons découvert plus tard – a dérivé tout au long de la nuit dans les eaux internationales au large de la Libye. À son bord, 112 migrants. 

L’avant du bateau était en train de se dégonfler depuis un moment et la panique commençait à gagner les passagers. Si l’Ocean Viking – le navire de recherche et de sauvetage affrété conjointement par MSF et SOS Méditerranée en Méditerranée centrale – était arrivé ne serait-ce que 30 minutes plus tard, nous n’aurions sans doute rien pu faire pour porter secours aux migrants.

 

 

Heureusement, les sauveteurs, prêts à intervenir depuis leurs bateaux gonflables orange à coque rigide, arrivent juste à temps. Dans un premier temps, ils transfèrent 15 personnes dans un canot de sauvetage pour diminuer la pression exercée sur le bateau plein à craquer. Puis, et alors que le jour se lève, ils procèdent à la délicate opération de sauvetage proprement dite, faisant monter les migrants à bord de l’Ocean Viking, par groupe de 12. 

Les sauveteurs portent d’abord secours aux femmes et aux enfants en bas âge, puis aux bébés, qu’on aperçoit à peine sous les gilets de sauvetage. L’opération se termine avec l’arrivée à bord d’un groupe de jeunes hommes somaliens, cheveux en brosse et pied nus, qui montent sur le pont avec un sourire de soulagement sur les lèvres. Plus de la moitié des personnes secourues ce matin-là sont originaires de Somalie, et près de la moitié d’entre elles – 18 hommes, deux femmes et un bébé – voyagent ensemble. Un peu plus tard, après avoir mangé, enfilé des vêtements secs et s’être un peu reposées, elles se regroupent dans l’un des nombreux conteneurs d’expédition qui font office d’abris. Elles se mettent alors à nous parler de l’endroit où elles se sont rencontrées.

 

 

Des conditions difficiles qui encouragent les gens à fuir

 

« Nous nous sommes rencontrés en Libye » explique Hassan, un jeune homme au visage large en forme de cœur. « Nous étions tous dans le centre de détention de Tajoura. »

Tajoura est l’un des centres de détention officiels en Libye. Migrants et réfugiés y sont enfermés arbitrairement pour une durée indéterminée. Les conditions de détention sont le plus souvent épouvantables. 

 

 

 

Il y a été détenu dans des conditions inhumaines, contraint au travail forcé et régulièrement puni par les gardiens, qu’il appelle « la police ». « À Tajoura, on ne voyait pas la lumière du jour. Il y avait des femmes avec des petits bébés. Nous étions enfermés dans des hangars, hommes et femmes séparés. On nous en sortait pour travailler pendant toute la journée et on nous ramenait dans le hangar à minuit. La police nous punissait régulièrement. Des femmes étaient emmenées de force, giflées et ensuite violées par la police. »

 

Une des jeunes femmes, qui porte un manteau rouge et qui tient un petit bébé sur ses genoux, hoche la tête en silence, en signe de confirmation. « Ils ne respectent pas les femmes, ils ne respectent pas les bébés, ils ne respectent personne, nous dit Hassan. Et si vous essayez de vous échapper, ils vous tirent dessus. »

Au début du mois d’avril 2019, un conflit a éclaté entre les forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar et celles du Gouvernement d’union nationale (GUN). En juillet, la ligne de front s’est rapprochée de Tajoura, au sud-est de Tripoli, et les deux parties ont multiplié les frappes aériennes et les attaques de drones, notamment sur des zones à forte densité de population.

 

 

Le centre de détention de Tajoura, situé à proximité d’un dépôt militaire, a été bombardé une première fois dans la nuit du 7 mai. Un bébé avait alors échappé de justesse aux éclats de bombe. Le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, a alors exigé l’évacuation du centre de détention. 

Pourtant, deux mois plus tard, 600 hommes, femmes et enfants se trouvaient toujours dans le centre de Tajoura lorsqu’il a été bombardé à deux reprises, dans la nuit du 2 juillet. Au moins 50 personnes ont été tuées sur le coup. Il s’agit de la frappe qui a fait le plus de victimes civiles depuis le début du conflit. 

« La première frappe aérienne a touché le hangar près duquel j’étais détenue, » explique Faduma, la jeune femme au manteau rouge. « Les portes étaient fermées à ce moment et il faisait nuit. Personne n’est venu ouvrir les portes, personne n’est venu nous aider. » 

Dans le mouvement de panique qui a suivi le bombardement, un certain nombre de migrants sont sortis de leur hangar et ont tenté de s’échapper. Ils ont été rattrapés par les gardes qui les ont enfermés.

 

 

Selon les rapports officiels, les victimes de l’attaque aérienne contre le hangar des hommes étaient principalement des hommes, mais le hangar des femmes a également été endommagé par le bombardement. Faduma explique qu’elle a été blessée. Elle a été emmenée à l’hôpital avec Bilan. 

Une femme enceinte de jumeaux, secourue en octobre par l’Ocean Viking, avait déjà expliqué au personnel de MSF qu’elle avait failli perdre ses bébés en découvrant le corps de son mari, tué lors de cette frappe aérienne contre le centre de détention de Tajoura cette nuit-là.

 

 

De nombreux survivants ont été traumatisés par ce qu’ils ont vu et vécu, comme l’expliquent les équipes de MSF en Libye qui leur ont prodigué les premiers soins psychologiques dans les jours qui ont suivi le bombardement. « Certains ont sombré dans la folie après l’attaque aérienne, » explique Faduma. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), les bombardements du 2 juillet ont fait 53 morts, mais selon les survivants secourus par l’Ocean Viking, les victimes seraient deux fois plus nombreuses. 

« Beaucoup de gens sont morts à Tajoura – plus de 100, explique Hassan. Il y avait plus de 105 personnes dans ce hangar. Je connaissais tous ceux qui sont morts. » 

À leur sortie de l’hôpital, Faduma et Bilan ont été conduits au Centre de rassemblement et de départ des Nations Unies (Gathering and Departure Centre, GDF), à Tripoli. Ce centre de transit, construit en 2018, accueille les personnes vulnérables en attente de relocalisation. Dans les jours qui ont suivi les frappes aériennes, d’autres survivants se sont débrouillés pour rejoindre le GDF, déjà surpeuplé. Mais notre groupe de migrants nous explique que l’accès leur a été refusé, alors qu’ils étaient pourtant dans une situation d’extrême vulnérabilité. 

« À Tajoura, il y avait des enfants non accompagnés, ils étaient seuls, sans leurs pères, sans leurs mères, sans aucun membre de leur famille. Ils n’avaient rien. Ils vivaient dans la prison [le centre de détention]. Le HCR les a refusés, explique Bilan. Ils ont dit qu’il n’y avait aucun endroit pour nous accueillir ». Selon ce groupe, seul 45 survivants de la frappe aérienne ont été autorisés à rester quatre mois dans le GDF, dans l’attente de leur relocalisation. Les autres ont dû quitter le centre et se sont retrouvés livrés à eux-mêmes, dans les rues de Tripoli. Faduma est restée au GDF pendant quatre mois, mais elle a finalement dû partir elle aussi. Hassan décrit la situation totalement désespérée des migrants : « pas d’aide, pas de travail, nulle part où aller. »

 

 

Des migrants livrés à eux-mêmes

 

 

Ces neuf derniers mois, alors que le conflit s’est intensifié, les migrants et les réfugiés livrés à eux-mêmes sont de plus en plus nombreux dans les rues de la Libye. Quelques centres de détention officiels libyens – dont ceux de Khoms, Karareen et Qasr Bin Gashir – ont été fermés, tandis que les migrants interceptés en mer et renvoyés en Libye par les garde-côtes libyens sont de plus en abandonnés à leur sort, sans aucune assistance. 

Dans les rues, ils risquent à tout moment d’être enlevés par des gangs criminels, des trafiquants d’êtres humains ou des milices qui les conduiront dans des centres de détention non officiels, où ils sont exposés aux violences physiques, au travail forcé et à l’extorsion d’argent. D’autres sont vendus à des réseaux de trafiquants d’êtres humains. 

« Les Somaliens [font face] à des problèmes en Libye » nous dit Mahad, un homme d’un certain âge qui porte une chemise verte. « Les Somaliens ne peuvent pas rester en ville, parce qu’ils se font attraper par des trafiquants. Le GDF était un endroit sûr. Comment peuvent-ils survivre dans les rues de Tripoli, qui va les aider ? ». Conscient de n’avoir pas d’autre choix et malgré les risques, ce groupe de Somaliens a décidé de tenter la traversée de la Méditerranée centrale à bord d’un bateau de passeurs. 

Selon l’OIM, depuis le début de l’année, 753 personnes auraient déjà perdu la vie ou auraient été portées disparues en Méditerranée centrale – la route migratoire la plus meurtrière au monde. Soit deux personnes par jour. 

« Quand nous avons quitté le GDF, nous avons directement pris la direction de la côte, explique Hassan. On a trouvé quelqu’un pour la traversée en bateau. Nous avons dû lui payer environ 2 000 dinars [1 280 euros] chacun. » 

Quitter la Libye par la mer n’a pas été facile. Avant d’être secouru, Hassan avait déjà tenté la traversée à quatre reprises, mais à chaque fois, son bateau a été intercepté par les garde-côtes libyens qui l’ont renvoyé de force en Libye, un pays en guerre. Or, il faut savoir que les garde-côtes libyens sont formés et financés par l’UE. Hassan nous explique que des migrants sont également interceptées par des trafiquants d’êtres humains qui les renvoient en Libye et les vendent ensuite à d’autres trafiquants.

« Les Libyens [les gangs criminels] enlèvent des gens en mer. Ceux-ci vous ramènent de force en Libye et vous font emprisonner. Vous serez ensuite vendu. Le passeur dira : ” Il me faut 10 personnes. Apportez-moi 10 migrants. ” Et devant vous, l’autre dira : ” Ces dix-là sont à vous, prenez-les “. Ils sont victimes d’un véritable trafic d’esclaves. »

 

Débarquement à Tarente (Italie)

 

Il y a de plus en plus de bruit dans le conteneur. Tous les migrants parlent en même temps : des horreurs, des dangers et des conditions de vie inhumaines auxquels ils ont été soumis pendant leur séjour en Libye. Leurs éclats de voix rivalisent avec le son des chants arabes et des tambours d’Afrique de l’Ouest, car sur le pont, les migrants fêtent leur sauvetage en mer. Tout au long de cette longue nuit passée à dériver dans un canot en train de se dégonfler, ils étaient convaincus qu’ils allaient mourir. 

Faduma élève la voix pour se faire entendre dans ce brouhaha. « Vous savez qu’en Somalie, il y a eu des conflits et des guerres pendant des années. C’est pour cela que nous avons fui – c’est pour cela que nous avons cherché un moyen de rejoindre l’Europe. Mais ce que nous avons vu et vécu en Libye dépasse de loin ce que nous avons connu en Somalie. »

Faduma et ses compagnons ont survécu à un conflit dans leur propre pays, à un voyage dangereux, à une détention en Libye, à des frappes meurtrières et à une traversée extrêmement risquée à bord d’un bateau. Deux jours après l’opération de sauvetage de l’Ocean  Viking, l’Italie a finalement accepté de les accueillir. Alors qu’ils attendent de pouvoir débarquer dans le port du sud de Tarente, les Somaliens semblent anxieux et dans l’expectative. La passerelle brinquebalante et bruyante est redevenue silencieuse et immobile. Les migrants secourus quittent la passerelle de l’Ocean Viking un par un, serrant contre eux des sacs avec quelques affaires. Ils se dirigent vers une armée de fonctionnaires portant des masques et des combinaisons de protection. Un camp de tentes a été installé à la hâte sur le quai. Les migrants ont à présent une chance de démarrer une nouvelle vie en Europe, dans une plus grande sécurité. 

Au cours de la semaine dernière, au moins 1 100 personnes ont tenté de fuir la Libye en traversant la Méditerranée. Elles sont 602 – dont nombres de femmes et d’enfants – à avoir été interceptées et reconduites de force à Tripoli par les garde-côtes libyens. Pendant ce temps, les équipes de MSF présentes en Libye font état d’une recrudescence des combats et de nouveaux bombardements. Dans un contexte marqué par une insécurité croissante et avec aucun endroit sûr où aller, combien seront-ils à n’avoir d’autre choix que de risquer leur vie en tentant de traverser la Méditerranée centrale sur des embarcations de fortune ?

*Tous les noms ont été modifiés.