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Naviguer entre deux réalités : réflexion sur le Soudan pendant la fête des Mères

Sana Bég
Directeur général MSF

Quelques semaines après ma prise de fonction en tant que nouvelle directrice générale de Médecins Sans Frontières Canada, je me suis réveillée le jour de la fête des Mères en devant naviguer entre deux réalités.

Alors que je passais la matinée avec mes proches, j’ai pensé à deux mamans endeuillées au Soudan. La nuit précédente, alors qu’ils recevaient des soins dans ce qui aurait dû être un espace protégé – un hôpital pédiatrique – leurs enfants ont été tués à la suite de « dommages collatéraux » consécutifs à une frappe aérienne.

Le bombardement aérien a frappé tellement près de l’établissement de santé que le toit du service des soins intensifs s’est effondré, tuant les enfants et au moins un membre du personnel soignant.

En repensant à cette tragédie survenue dans une structure soutenue par MSF à El Fasher, au Darfour du Nord, je savais qu’il y aurait de graves répercussions sur les personnes ayant le plus besoin de soins. L’hôpital pédiatrique Babiker Nahar était l’un des rares à se spécialiser dans la prise en charge des enfants, et ce, dans un contexte de guerre civile dont l’impact dévastateur dure depuis plus d’un an. De nombreuses structures ayant été contraintes de fermer leurs portes, il recevait des personnes transférées de toute la région du Darfour. Dans cet hôpital, les enfants recevaient un traitement pour des maladies comme le paludisme, la pneumonie et la malnutrition.

Beaucoup parcouraient de longues distances à pied pendant plusieurs jours pour s’y rendre.

La semaine dernière encore, 115 enfants étaient soignés dans cet hôpital, mais aujourd’hui plus personne ne reçoit de soins. Avec la fermeture forcée d’un autre établissement, les personnes cherchant à recevoir des soins devront désormais s’en sortir avec un système de santé ne fonctionnant plus qu’à 20 ou 30 % de sa capacité d’origine.

Depuis des semaines, MSF tente d’intensifier ses activités dans le camp voisin de Zamzam pour personnes déplacées, en réponse à la crise de malnutrition catastrophique qui y sévit. Nous tirons la sonnette d’alarme depuis février, après qu’une évaluation rapide a révélé qu’un enfant mourait toutes les deux heures dans ce camp. Cette évaluation a été suivie d’un dépistage de masse mené auprès de plus de 63 000 personnes. Sur plus de 46 000 enfants examinés, 30 % souffraient d’une forme de malnutrition aiguë, 8 % d’entre eux de malnutrition aiguë sévère (MAS). Nous avons observé des taux similaires chez plus de 16 000 femmes enceintes ou qui allaitent : Parmi elles, 33 % souffraient de malnutrition aiguë et 10 % de MAS. Pour ces deux groupes de personnes, ces taux sont deux fois supérieurs au seuil d’urgence.

Actuellement, la situation au Soudan est telle qu’en raison du manque de nourriture, d’eau potable ou de soins de santé, les maladies que l’on pouvait autrefois soigner sont aujourd’hui devenues mortelles. Loin de l’attention des médias, des centaines de milliers de personnes étaient déjà en danger. Toutefois, avec l’escalade actuelle des combats, le nombre de personnes en péril a encore augmenté. Ceci s’explique par le fait qu’il est de plus en plus difficile d’acheminer des secours pourtant indispensables. Pour répondre au manque de nourriture et à l’effondrement du système de santé, nous avons besoin que la communauté internationale se mobilise de toute urgence.

MSF demeure l’un des seuls prestataires de soins dans certaines parties du Soudan. Par conséquent, elle est aussi l’une des rares organisations capables de faire face à un grand afflux de victimes en cas d’incidents graves, qui sont malheureusement devenus fréquents à El Fasher ces deux dernières semaines.

Le 10 mai, 160 personnes blessées, dont 31 femmes et 19 enfants, sont arrivées à El Fasher à l’hôpital du sud soutenu par MSF. Parmi ces personnes blessées, 25 sont décédées peu après leur arrivée à l’hôpital.

Dimanche matin, le pire cauchemar d’une mère et d’un père s’est réalisé. Deux enfants dans un état critique soignés dans notre service de soins intensifs ont été tués. Pourtant, avec des soins adaptés, on aurait pu les sauver.

Il est inacceptable que des personnes civiles innocentes et des structures de santé se retrouvent sous les feux croisés des parties au conflit. Le fait qu’un service de pédiatrie en subisse les conséquences semble deux fois plus injuste.

À ce jour, 489 personnes blessées sont arrivées à l’hôpital du sud. Cependant, nous craignons qu’un nombre beaucoup plus important n’ait pu se faire soigner en raison de l’intensité des derniers combats. Nos stocks s’épuisent petit à petit. Pour pouvoir nous réapprovisionner, nous avons besoin d’obtenir de toute urgence un accès sécurisé et des autorisations de la part des parties belligérantes.

MSF exhorte les parties belligérantes au Soudan à garantir la protection des personnes civiles, des structures de santé et du personnel. Elles doivent permettre d’acheminer l’aide auprès des dizaines de milliers de personnes dont la vie en dépend. Sans ces conditions de base, il ne sera pas possible d’inverser le cours de cette crise humanitaire d’une ampleur colossale et susceptible de ravager la vie d’innombrables personnes supplémentaires, y compris des enfants.

Lire l’article publié initialement en anglais sur LinkedIn.