MSF teams set up a cholera treatment unit in Khamer, Amran governorate © MSF
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Plonger dans l’inconnu : Un expatrié canadien parle du processus de recrutement pour sa première mission à MSF

Thomas Briand, qui vit à Montréal, entame sa première mission avec Médecins Sans Frontières (MSF). Il travaillera pendant six mois à Hajja, au Yémen, en tant que directeur des finances et des ressources humaines. Thomas nous offre sa précieuse perspective face au processus de recrutement de MSF et explique pourquoi il a choisi de passer au secteur humanitaire. 

6 mars 2020

 

J’ai toujours adoré les aéroports. Forcément parce qu’ils sont synonymes d’évasion, plus ou moins lointaine, mais peut être aussi parce qu’on a comme rarement le temps d’y observer les gens, pour peu que l’on arrive suffisamment en avance pour prendre son vol. On y croise tour à tour cet homme d’affaire aux traits tirés, ces parents stressés devant l’excitation de leurs enfants au départ de vacances, ces backpackers à peine visible derrière leur gros sacs à dos renfermant leur vie. On y aperçoit des émotions, parfois ponctuées de larmes, celles du bonheur des retrouvailles ou celles du déchirement à l’aube d’un nouvel éloignement.

Sereinement assis sur mon siège recouvert de cuir noir, dans l’attente de mon vol à l’aéroport Pierre Elliott Trudeau de Montréal, je me sens bien. Je jette un oeil sur l’écran annonçant Doha, d’où je dois transiter pour rejoindre Djibouti, avant d’enfin pouvoir arriver au Yémen.

De passage à Londres l’été dernier, ma très bonne amie anglaise Mel me disait: “Tom, tu dois absolument écrire à propos de ton expérience MSF et du dois la partager. Tu dois commencer dès maintenant pour expliquer pourquoi tu le fais et avant que tu n’oublies comment tu te sentais avant que tes premiers pas sur place”. Poussé par d’autres, j’ai donc décidé d’écrire. D’abord pour décrire et transmettre, le moment ou l’émotion à chaud, pour éviter la déformation du temps qui passe. Mettre sur papier, pour retranscrire ces instants de vie au contact des médecins sans frontières, et de ces populations de pays en souffrance, passagère ou durable. Utiliser l’écriture pour partager, aussi, avec mes proches, sur un support autre que le standard que semble être devenu la photo, la vidéo, le statut ou la story. Passer par les mots pour réduire mon appréhension du retour de mission, pour éviter le trou blanc à la question “Alors, c’était comment ?”, en favorisant des interrogations plus précises. Et puis, quelque part, écrire pour me soulager et me rassurer de savoir que je ne suis pas seul dans les épreuves, probablement nombreuses, d’une telle expérience.

Alors voilà, je me lance, chronologiquement. 

juin 2018

 

La hausse des températures commence enfin à faire oublier les grelottements de l’hiver. Après une nouvelle semaine de travail éreintante, Lisa, une de mes voisines au Loft Imperial à Montréal, me propose de la rejoindre sur le toit pour partager un verre, en ce samedi midi. On a souvent l’occasion de s’y rassembler avec d’autres voisins, dans ce condo où règne le bon vivre. En se retrouvant, Lisa me précise qu’un de ses amis de passage dans la ville doit nous rejoindre également.

Maher arrive 10 minutes plus tard. La peau métissée, barbe noire légère contrastant avec son crâne rasé, il inspire confiance et sympathie au premier regard. D’origine syrienne, Maher à le sourire facile et le ton de voix calme. Il semble difficile de ne pas être à l’aise à son contact. Comme il est souvent coutume de le faire dans ce genre de situation après les traditionnelles salutations, je lui demande ce qu’il fait dans la vie.

 

“Je travaille en ressources humaines, dans le recrutement .

Ah oui, moi aussi ! Dans quel domaine ?

Pour une ONG, Médecins Sans Frontières, tu connais ?

Bien sûre”, je lui réponds avec une assurance masquant ma réelle connaissance de l’organisation.

 

Et puis 10 minutes. Pas plus. Maher m’explique qu’il a fait trois missions en tant que responsable RH et finances en Iraq en 2015 (6 mois), puis coordinateur RH, d’abord en Turquie pour la mission syrienne (9 mois) et au Niger en 2017 (11 mois). Il est aujourd’hui basé à Toronto et en charge du recrutement de travailleurs humanitaires de terrain. Son expérience lui permet de répondre aisément à mon bombardement de questions. Ma tête est en ébullition et la roue de mon hamster cérébral tourne à vive allure. Par d’autres questions à peine masquées, je lui demande si mon profil pourrait correspondre à ses critères de recherche. Affirmatif.

Moi qui avait souvent clamé que le chemin de la vie était façonné par les rencontres, je venais d’en avoir la parfaite illustration. Je me souviens que soudain, tout s’est éclairci, comme le rayon de soleil qui transperce le nuage et éclaire subitement l’ensemble de la pièce. L’évidence était trop grande et cela semblait tellement naturel. Dans la plus grande tranquillité d’un samedi midi ensoleillé sur le toit d’un immeuble Montréalais, j’allais moi aussi tout faire pour intégrer l’organisation des Médecins Sans Frontières . C’est drôle, là où il me faut parfois repasser trois fois devant la vitrine d’un magasin pour acter l’achat d’une paire de chaussures, je prenais ce jour là en 10 minutes la décision qui impactera probablement à jamais ma vie.

Dès lors, tout s’enchaîne. Et chacune des étapes suivantes va renforcer encore davantage mon choix de nouvelle vie. 

Quelques jours plus tard, j’appelle Maher pour terminer de me convaincre, bien que ce ne soit pas vraiment nécessaire. En août, j’informe mon actuel manager de mes intentions, à l’été prochain, battant probablement un record de délais de préavis au Québec. En novembre, je participe à une session d’information ouverte à tous sur le recrutement chez MSF, même si mes nombreuses recherches avaient déjà grandement débroussaillé le chemin d’accès à ces infos. J’y écoutais notamment, les yeux grands ouverts comme un enfant devant les récits de son grand-père, les témoignages de travailleurs récemment revenus d’une mission au Congo, dans le North Kivu. En décembre, je me lance officiellement dans les démarches de recrutement par la rédaction d’une lettre de motivation et la mise à jour de mon CV au format MSF. Il s’avère que le processus est le plus poussé rencontré jusque là dans ma carrière. Il est fait de deux entrevues (pas avec Maher, pour éviter tout conflit d’intérêt) et de plusieurs tests en ligne, en temps chronométré ou non. Il va durer jusqu’en mars lorsque je recevrais une réponse positive. Malgré cela, poussé par ma détermination, mon intime conviction de remplir les critères et surement par l’agréable odeur du risque, j’annonce en janvier à mon manager ma démission officielle, prévue pour le mois de Juin 2019. 

mai 2019

Je participe à deux jours de “welcome days” à Toronto où des gens comme moi, recrutés des quatre coins du Canada, sont réunis pour en apprendre plus sur MSF, entre autres sur sa structure, ses valeurs, son fonctionnement. Enfin je rencontre des personnes dans l’exact même état d’esprit que le miens: prêt à partir dans une mission qui ressemble à tout sauf à quelque chose de connu. Ni quand, ni où, ni comment, ni combien de temps, ni précisément quoi au juste. Mais quel formidable bonheur de partager avec des chirurgiens, docteurs, sage-femmes, infirmiers, logisticiens, spécialistes en assainissement de l’eau, etc.! Pour moi, c’est la découverte d’un nouveau monde. Entre autres nombreux intervenants, la directrice des ressources humaines nous fixe dans les yeux : “Vous êtes là pour au moins une mission. Mais moi, je souhaite que vous fassiez carrière avec nous”. Mon disque dur est branché. J’enregistre. 

juillet 2019

 

Je suis convié aux PPD – Préparation au Premier Départ – pendant deux semaines. 

 

La première, à Barcelone en Espagne, nous sommes trente cinq venus de partout dans le monde. Seul représentant français, je suis, paradoxalement, comme un poisson dans l’eau, et celle-ci qui me semble bleue turquoise. Quatre-vingt dix pourcent des participants travaillent dans le milieu médical dans leur pays d’origine, et la moyenne d’âge du groupe doit être aux alentours de 32 ans. Le premier matin de formation, les jeux de brise-glace sont utiles mais pas essentiels, la banquise nous entourant ayant rapidement fondue la veille au soir au cours du dîner. Entre nous, l’atmosphère y est incroyable, nos nombreuses différences étant d’emblée unies par notre but commun. Logés dans un ancien monastère me rappelant un lieu de colonie de vacances, chambres partagées et buffet en salle à manger commune aidant, les journées sont pleines, de 8h à 18h en moyenne, mais défilent plus vite qu’un contre la montre sur le Tour de France. Dans la moiteur de la salle où les ventilateurs s’égosillent, les intervenants se succèdent et nous sommes souvent mis à contribution en groupe, pour tous les sujets : stratégie du centre opérationnel (OCBA – Operational Center Barcelone Athènes), résilience sur le terrain, management, sécurité (une journée entière y étant consacrée), gestion de budget, types d’interventions médicales menées…pour ne citer qu’eux. En point d’orgue, dans la cours extérieure, une après midi entière de mise en situation. Nous devons mettre en place les fondements d’un camp d’urgence à destination d’une population de réfugiés – IDP – Internally Desplaced Persons. Peu à peu, je tente d’assimiler le vaste nouveau jargon qui se présente à moi. 

Après un court vol, la deuxième semaine à lieu à Genève. Entourés d’arbres et de champs, nous séjournons au foyer John Knox, dans un ancien lieu de regroupement d’ambassadeurs ayant notamment, d’après les photos trônant sur les murs, eu l’honneur d’accueillir Nelson Mandela. Les nouveaux recrutés qui y participent partageront pour la plupart sur le terrain le même métier que le miens, gestionnaire des ressources humaines et finances. Nous sommes beaucoup moins nombreux, seulement une dizaine de personnes, mais toujours autant marqués par la griffe multi-culturelle. Nous apprenons enfin bien plus en détails ce qui sera attendu de nous: recrutement, gestion de la paie, contrôle de la performance, fonctionnement du logiciel archaïque de gestion des employés (qui a la particularité de pouvoir fonctionner sans accès internet !), gestion de la trésorerie, reporting financiers, etc. Mes premières impressions sont marquées par la maturité des outils RH, pour certains plus poussés que ce que j’ai pu voir dans ma carrière. Je comprends alors que l’expérience, que j’aurais pensé jusqu’ici davantage source d’enrichissement personnel, se révélera aussi être un pas important dans ma carrière professionnelle. Et je me questionne. Comment peux-t-on avoir des outils plus robustes alors que, par nature, MSF est une organisation d’urgence, donc en mouvance permanente? Je trouverais surement les réponses sur le terrain, quelques mois plus tard. 

Un soir, nous en profitons pour visiter Genève, qui se trouve à dix minutes de marche puis quinze minutes en bus. Il fait doux en cette belle nuit d’été et les étoiles brillent abondamment. Je suis accompagné de Hermann, avec qui je partage ma chambre depuis le premier soir à Barcelone. Mon “co-chambrier” comme il s’amuse à m’appeler. Hermann est Camerounais. D’une carrure assez imposante, du genre gros nounours, il a le visage rond, cheveux très court, et de grands yeux noirs communicatifs qui, associés à son sourire, le rendent particulièrement attachant. De nature plutôt réservée, il est d’une politesse extrême laissant parfois présager qu’il n’ose me déranger. Confortablement assis à la terrasse de ce bar, bière légère devant nous, j’allais découvrir encore plus l’histoire de cet homme qui allait me bouleverser. Hermann n’a pas beaucoup eu l’occasion de sortir du Cameroun avant les PPD. C’est la première fois qu’il voyage en Europe. Il a fait de l’humanitaire un objectif clair de carrière, et MSF un rêve, depuis qu’il a assisté de très près, en 2015, aux attentats perpétrés par Boko Haram à Maroua, dans l’extrême nord du Cameroun. Il a également une carrière en ressources humaines, mais il m’explique qu’à ma différence, il aurait certainement été beaucoup plus difficile d’être recruté par MSF si il n’avait pas fait cette école spécialisée, l’institut Bioforce, pendant trois mois à Dakar au Sénégal, lui ayant coûté l’importante somme de 6000 euros. Hermann a dû gérer cela dans le budget familial, en plus de la tragédie qu’il a eu à traverser. Quelques jours après la naissance de sa petite fille il y a quatre ans, sa fiancée est décédée des suites de complications à l’accouchement. Il élève “son ange” depuis, avec l’aide de sa belle famille. Lorsque, le coeur serré, je lui demande comment il réussit à gérer la situation et si ce ne sera pas trop difficile de la laisser derrière lui pendant les mois de mission, il répond en me fixant dans les yeux, avec un calme et une conviction qui me saisit. “Oui. Mais la vie est faite de hauts et de bas, il faut faire des sacrifices, pour les autres”. 

Sur le chemin du retour, nous marchons vers le foyer où seul le chant de quelques insectes vient interrompre le profond silence de la nuit. En regardant Hermann à mes côtés, je me dis que nous n’avons décidément pas la même histoire ni le même destin, et je mesure à la fois la chance et la fierté de le compter parmi mes nouveaux collègues. Nous nous reverrons un jour, mon ami. Parmi les extraordinaires personnes rencontrées jusqu’ici sur les premiers mètres précédents le début de l’aventure humaine MSF, Hermann est certainement celui qui m’aura le plus marqué. Alors je souris en imaginant ce qui m’attends, lorsque la ligne de départ de la première mission sera franchie.

A l’issue des PPD, une chose aura retenu mon attention plus grandement. La dimension humaine est au coeur de tout. Pourtant, ce n’était pas nouveau pour moi. Mes précédentes compagnies avaient l’habitude de le marteler. “Sans nos employés, nous ne sommes rien, c’est notre plus grande valeur!”, sans que cela ne soit un mensonge, je le répétais moi même souvent, à nos candidats en recrutement par exemple, avec une profonde conviction. Mais chez MSF, j’allais comprendre que le sens du mot humain était différent. Il faut dire que cela aide lorsque le président de MSF Spain se présente à nous en introduction, short et claquettes aux pieds, en insistant fortement sur le fait que l’objectif numéro un de son organisation est de sauver le plus grand nombre de vies. Pas de vendre des avions, ni d’atteindre le prochain palier de croissance ou viser l’excellence. Sauver des vies. Rien de moins. Au coeur des discours de tous les intervenants, la dimension humaine s’associe aux patients, bien sûre, mais aussi au bien-être des employés et bénévoles, et à l’importance de la transparence envers les précieux donateurs. 

août 2019

 

De retour au Canada j’attends ensuite patiemment la fameuse nouvelle de la destination de la première mission, tout en avançant les procédures pré-départ: des tests médicaux, de nombreux vaccins, des formulaires divers à remplir, un rendez-vous avec une psychologue. Tout est soutenu par les équipes dévouées de MSF Canada à Montréal. 

L’attente est longue. Chaque jour, je scrute mes courriels à plusieurs reprises, mon coeur s’accélère à chaque appel manqué lorsque je m’apprête à regarder son émetteur. Je partage l’attente avec Sadia, canadienne originaire de Djibouti vivant à Gatineau, ville québécoise voisine de Ottawa. Rencontrée aux PPD, elle s’apprête aussi a partir pour sa première mission et laisser derrière elle sa famille, et son emploi en finances pour le gouvernement. A 25 ans. Cela force l’admiration. En aurais-je été capable à cet âge là? On s’amuse à deviner la destination de cette première mission. On parie sur un pays d’Afrique. 

Ironie du sort, c’est Maher qui doit nous annoncer la nouvelle. Il a depuis notre rencontre évolué au poste de gestionnaire de carrière, et je suis un des employés de son périmètre! C’est donc lui qui est en lien avec Barcelone pour pouvoir me “matcher” avec un besoin terrain. Ce sera aussi son rôle d’être en contact avec moi pendant la mission pour savoir si tout se passe bien, et pour préparer la suivante.  

C’est une drôle de sensation. Bien que j’en sache à présent beaucoup plus sur MSF et ce que j’aurai à y faire, rien n’est jamais bien connu. “It depends!”. J’ai du entendre ces mots plus d’une centaine de fois dans la bouche des gens croisés, et c’est un excellent pare-feu de réponse aux questions. Cela dépends. Ah, belle inconnue! Je dois dire qu’elle me plaît beaucoup. Ne pas savoir à l’avance est depuis longtemps bien plus une source d’excitation que d’annihilation ou de crainte. Elle fait partie de moi. Comme devant un cadeau reçu, j’en distingue à présent la forme, mais j’ignore ce qu’il y a à l’intérieur. Et c’est délicieusement motivant. Il me tarde de l’ouvrir. Je crois que ma vie doit être parsemée de cadeaux de ce genre. Chacun d’eux est source de changement et me fait prendre une direction différente pour vivre plusieurs vies en une. MSF est donc en parfaite adéquation avec ces désirs d’inconnu et de changement. Et le cadeau est gros. Car tout sera différent et nouveau. Le pays, les gens, la culture, la langue, le métier, le domaine humanitaire, le monde médical, le mode de vie, la cuisine, les distractions pour passer le temps… Tout. 

Alors il faudra s’adapter pour réussir. Et je ne me sens pas démuni! Mes vies en France, en Australie, en Angleterre, au Canada m’ont forgé. Mes voyages en Asie du sud-est, en Afrique et en Amérique du Sud m’ont développé. Chacune de ces expériences a renforcé mon ouverture d’esprit et mes facilités à m’adapter. Alors, les ayant soigneusement.

19 septembre 2019

 

Je check mon téléphone avant la douche. Au cas où… Le logo Outlook est apparu. Un courriel de Maher! Ce sera le Yémen! Ainsi soit-il. J’ouvre la carte du monde. OK, je situe. Maher me précise qu’il faut que je prenne le temps de la réflexion, notamment compte tenu du contexte sur place. Le courriel est accompagné d’une bonne dizaine de documents (présentation du pays, de sa culture, du projet et son contexte sécuritaire) et précise de me revenir avec ma réponse lundi. Car, comme on nous l’a souvent expliqué, nous pouvons refuser si nous ne sommes pas à l’aise ou inconfortable avec la destination d’une mission, notamment à cause du degré de risque qu’elle contient. Jamais MSF ne nous forcera, et la réponse nous appartient. Sous la douche, mon cerveau commence déjà à projeter les premières images. Le lendemain, après avoir épluché attentivement les documents comme un étudiant le ferait avec son sujet d’examen, j’informe Maher qu’il n’y a aucune raison pour que je refuse et qu’il est donc inutile d’attendre à lundi. Puisqu’il faut commencer quelque part, autant que ce soit là où l’impact sera le plus grand ! Je partirais donc à Hajja, au Yémen pour 6 mois, pays en proie à la guerre depuis 2015, plus grande crise humanitaire actuelle selon L’Organisation des Nations Unies. Pour Sadia, se sera la République Centrafricaine. 

J’ai des nouvelles! Je suis heureux, enfin, de pouvoir communiquer la destination à mes proches et de pouvoir leur chanter un autre refrain que “je ne sais toujours pas. il n’y a pas de durée d’attente moyenne. It depends! J’attends la nouvelle. Je vous tiendrais informé”. Je ne cache donc pas mon enthousiasme au moment de transmettre l’information. Les réactions diffèrent. Il y a ceux qui, connaissant la situation au Yémen, me répondent instantanément, par message ou par une expression de visage marquant la difficulté de la situation de mon prochain pays. Et ceux qui me demande d’abord si je suis content, avant de faire quelques recherches pour en revenir à peu près à la même réaction que les premiers. Oui, je suis content, parce que je ne connais pas le Moyen-Orient. Puisque je n’espérais pas une destination plus qu’une autre, je ne pouvais de toute façon pas être déçu. “Mais c’est la guerre! Tu seras en sécurité? Est-ce que tu as peur?”. La question de la sécurité est évidemment au coeur des interrogations, et des miennes en premier lieu. Depuis mes premières recherches sur MSF, cet aspect est abordé en permanence. J’ai appris qu’il y avait des experts en sécurité au sein de l’organisation chargés de travailler ces sujets. J’ai vu que les statistiques sur le nombre de drames sur les travailleurs MSF étaient très faibles. J’ai senti à quel point ce sujet était pris au sérieux et que les protocoles à respecter étaient strictes. Ma confiance en la maturité de l’institution MSF est très grande. Alors non, je n’ai pas spécialement peur. 

La durée d’obtention du visa pour le Yémen est en moyenne de 8 semaines, concluant ma date officielle de départ au 20 novembre 2019. But it depends! Une fois de plus, avec MSF, la flexibilité est clé et sans cette corde à mon arc, la flèche ne risquera pas de toucher grand chose. Il parait même que l’on écrit MSFlexibilité, parfois. Il s’avère donc que cette durée sera plus longue pour moi. Beaucoup plus longue… Les visas sont délivrés au compte-goutte par l’administration d’un pays en guerre tournant au ralenti, et son opacité rend l’obtention d’informations sur l’avancement des démarches encore plus difficile que de conduire sur une autoroute nord-anglaise un soir d’épais brouillard d’hiver. 

Moi qui pensais en juin dernier pouvoir partir aux alentours du mois de septembre 2019, me voilà donc à l’aéroport le 6 mars 2020, après avoir occupé mon temps avec un voyage au Laos et Vietnam, quelques jours de travail dans un magasin de manteaux québécois, de merveilleuses fêtes de fin d’année…et beaucoup d’attente durant les plus longs mois de janvier et février de l’histoire, tout du moins de la mienne. Alors que j’aurais pensé célébrer le passage à 2020 dans un hôpital au milieu des montagnes au Yémen, je me retrouvais sur un rooftop Montréalais, à regarder les feux d’artifice en lançant des boules de neige sur mes amis en guise de cotillons. 

Si la patience est un art, je me sens un peu plus proche de Banksy désormais. Je ne sais pas si je pourrais remercier un jour mes précieux amis à la hauteur de leur hospitalité, eux qui m’ont si gentiment hébergé durant tous ces mois. Ils sont les premiers informés lorsque le 17 février, je reçois enfin l’information libératrice. Je partirais 15 jours plus tard.. et même finalement trois de plus, pour une raison peu glorieuse de confusion de ma date de vol initial, qui m’échappe encore aujourd’hui. Inconsciemment, j’avais surement plus apprécié la saveur de l’attente montréalaise que je ne le pensais.

Avant le départ

Assis sur ce siège au plus proche de la porte d’embarquement, je cherche à comprendre ce qui m’a poussé là, et ce que je recherche dans cette aventure. Histoire de pouvoir, à mon retour, m’amuser à jouer au jeu de la comparaison.

“Veux-tu vivre heureux ? Voyage avec deux sacs. L’un pour donner, l’autre pour recevoir”, disait l’écrivain et savant allemand Johann Wolfgang von Goethe au 18eme siècle, alors que ses mots semblent résonner en moi aujourd’hui.

Ma réflexion m’amène à la raison majeure qui m’a amené à oeuvrer dans l’humanitaire il y a 9 ans, lorsque je franchissais les portes de cette fondation pour enfants des rues à Manille aux Philippines, avec mon amie londonienne Tina. Redonner, peut importe la forme et aussi minime l’impact soit-il, à ceux qui n’ont pas eu la précieuse chance d’être né sous la même étoile que la mienne, que ce soit en terme de lieu géographique, d’éducation reçue ou de santé. A travers ce nouveau choix de vie, c’est peut être la nécessité d’aller chercher des éléments de réconfort pour atténuer ce sentiment de culpabilité vis-à-vis des inégalités des chances, pourtant incontrôlable, que je ressens parfois. 

Mais si avoir un impact positif concret sur les autres constitue évidemment la toile de fond, je ne peux omettre que c’est aussi la recherche d’un enrichissement humain autant que professionnel. Comment une telle aventure pourrait-elle être un succès si elle était uniquement un sacrifice pour autrui? 

Je veux chercher à vivre des aventures collectives fortes, s’entraider pour traverser les pires situations et relever de grands défis. A une époque où tout semble aller toujours très vite, j’ai envie d’appréhender le temps d’une manière différente, et pouvoir nouer des relations humaines profondes avec les personnes qui m’entoureront dans ce contexte si particulier. 

C’est aussi me découvrir encore et toujours plus au coeur de nouveaux horizons culturels éloignés, parfois opposés au miens en accédant à un pays inaccessible (j’ai recherché “vols vers le Yémen” dans Google pour m’en persuader) et avoir le privilège de côtoyer ses habitants et leur résilience dans leur monde en guerre. Je veux avoir mes propres clés de lecture, sans passer par l’intermédiaire de l’écran, pour tenter de comprendre une réalité humaine qui me dépasse bien souvent. 

J’attends de pouvoir grandir professionnellement, de me mettre en danger dans un monde nouveau. J’ai hâte de voir comment mettre en pratique mes compétences de huit années développées dans mes expériences en aéronautique. Et je suis curieux de tout. Comment peut-on gérer une organisation humanitaire comme on gère une entreprise construisant des avions ? Avec quelle structure logistique peut-on accéder les zones les plus reculées en un temps record ? Quelles relations faut-il mettre en place avec les acteurs locaux pour accéder en sécurité aux gens ciblés par notre mission et faire respecter nos principes de neutralité, d’impartialité et d’indépendance? J’ai eu le temps de me poser tant de questions. Je suis plus impatient que jamais d’y apporter des réponses

Assis sur ce siège, je me sens prêt. Mais le suis-je réellement ? Tel un avocat ayant préparé soigneusement la défense de son client, j’avance sereinement vers le jugement. Mais seul le procès fera office de juge de paix. Et si la partie adverse amenait un angle d’attaque inconnu, précipitant ma déstabilisation et tournant l’affaire au fiasco ?

Je n’ai pas spécialement de peur pour autant, bien que je ne suis pas certain que ma carapace, celle garantissant une certaine distance aux événements vécus, sera assez épaisse. Seul l’avenir me le dira. De nature optimiste, je pense que tout ira bien, peut être naïvement. Quoi qu’il arrive, je traverserai le pont au moment où la rivière se présentera.

Mais pour l’instant, il est temps de sortir ma carte d’embarquement. 

A ceux qui ont lu ces premières lignes, je vous remercie profondément. Vous constituez à coup sûre une force et un soutien à mes côtés, et j’essaierai de vous faire vivre, autant que possible, l’aventure humaine qui s’ouvre à moi.