Quel est le prix à payer pour tuer du personnel humanitaire?
Par Christopher Lockyear, secrétaire général MSF. Publié à l’origine sur swissinfo en anglais le 26 mai 2025.
Le samedi 3 mai, la communauté de Médecins Sans Frontières (MSF) s’est réveillée sous le choc, le chagrin et l’indignation. Notre hôpital d’Old Fangak, au Soudan du Sud, avait été attaqué : un hélicoptère de combat avait détruit la pharmacie, et des drones avaient bombardé le marché. Les patients, les patientes et les membres du personnel ont fui, alors que des éclats d’obus déchiraient l’hôpital. C’était terrifiant. Et il s’agissait là d’une violation flagrante du droit international humanitaire.
Ces mêmes émotions nous avaient submergé à l’annonce de deux autres attaques massives qui ont tué du personnel médical au cours des derniers mois.
Le 23 mars, l’armée israélienne a tué 15 personnes à Gaza, dont huit membres du Croissant-Rouge palestinien (CRSP). Huit jours plus tard, leurs corps et leurs véhicules détruits ont été découverts dans une fosse commune. Des vidéos ont démontré que l’attaque avait délibérément ciblé le personnel médical et les ambulances clairement identifiés. À ce moment, aucune aide n’avait été autorisée à entrer dans la bande de Gaza depuis un mois, un siège total qui dure encore aujourd’hui.
Le 11 avril, neuf membres du personnel médical de l’organisation humanitaire Relief International ont été impitoyablement tués dans le camp de personnes déplacées de Zamzam, dans la région du Nord Darfour, au Soudan. Ce triste événement est survenu lorsque des soldats des Forces de soutien rapide, qui menaient une attaque contre le camp, ont pénétré dans une clinique – la dernière encore en activité.
Ce ne sont là que les derniers exemples, particulièrement choquants, d’attaques contre le personnel médical et humanitaire à travers le monde. Nous avons également été témoins d’attaques horribles en Ukraine, en Haïti, en République démocratique du Congo, entre autres. Peu importe que ces actes de violence ciblent directement le personnel, les hôpitaux de MSF ou d’autres organisations, nous, les humanitaires, nous sentons attaqués. Nous partageons la douleur de nos collègues médicaux et humanitaires qui travaillent à nos côtés, et qui agissent dans la même urgence pour soigner les gens malades ou blessés.
Ces récentes attaques contre le personnel humanitaire et médical sont d’une gravité exceptionnelle, non seulement par leur brutalité et leur bilan, mais aussi par la profonde indifférence qui s’en est ensuivie. Hormis les déclarations des Nations Unies et les appels isolés de certains États – comme la demande d’enquête du Royaume-Uni sur les attaques à Gaza, ou la réponse de la France après la frappe contre l’hôpital d’Old Fangak –, la communauté internationale n’a pas fait preuve de l’indignation partagée à laquelle nous aurions été en droit de nous attendre. Pas de dynamique politique forte, et certainement pas d’action concrète contre les auteurs. Les condamnations verbales continuent de sonner creux et demeurent sans conséquences réelles.
Il semble presque vain de se demander : mais qu’est-ce qui empêche que cela se reproduise… même demain?
Toutes ces attaques doivent être condamnées fermement et sans équivoque. Nous sommes en droit de nous attendre à une émotion, une mobilisation et une réaction vigoureuse. Des enquêtes indépendantes doivent être automatiquement ouvertes pour identifier les responsables. Les lois et conventions internationales existantes doivent être appliquées, et leur application ne doit faire l’objet d’aucune négociation ni d’aucun compromis. Justice doit être rendue aux familles et aux collègues des victimes, et des pressions concrètes doivent être exercées auprès des acteurs politiques qui tolèrent, facilitent, voire encouragent activement de telles attaques.
En l’absence d’une réponse internationale significative, nous avons le sentiment que ces attaques sont perpétrées en toute impunité. Quelles en sont les conséquences pour leurs auteurs? Quel prix politique, juridique, économique, social ou moral paient-ils? Quels États, quelles institutions ou quels organismes sont réellement prêts et déterminés à les tenir responsables? Tuer des membres du personnel humanitaire ou médical, des gens qui risquent leur vie pour prodiguer des soins, devrait être impensable. Il devrait être tout aussi impensable que de tels gestes n’aient que peu ou pas de conséquences. Il ne s’agit pas seulement d’assurer la faisabilité de notre travail; il s’agit de défendre des valeurs fondamentales, comme la solidarité et l’empathie.
Soyons clairs : les attaques contre le personnel soignant et humanitaire ont toujours existé, ce n’est pas nouveau. Nous n’aspirons pas à un « âge d’or » mythique où notre travail serait universellement respecté et où notre sécurité serait garantie. Au contraire, MSF a toujours dénoncé ces attaques et appelé au changement. En 2016, après une vague d’attaques contre notre personnel – notamment le bombardement américain de l’hôpital de Kunduz, en Afghanistan – et dans un contexte de campagnes systématiques contre les hôpitaux en Syrie et au Yémen, nous avons soutenu l’adoption de la résolution 2286 de l’ONU. Cette résolution visait à protéger les personnes blessées ou malades et les membres du personnel médical et humanitaire dans les contextes de conflits armés. Mais depuis lors, nous avons constaté que son impact restait désastreusement limité.
Nous ne sommes pas seuls dans ce combat. Le Comité international de la Croix-Rouge poursuit sa campagne « Soins de santé en danger ». En 2024, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 2730, proposée par la Suisse, appelant tous les États à respecter et à protéger les travailleurs et les travailleuses humanitaires. La même année, un groupe interministériel composé de l’Australie, du Brésil, de la Colombie, de l’Indonésie, du Japon, de la Jordanie, de la Sierra Leone, de la Suisse et du Royaume-Uni a publié une déclaration commune s’engageant à élaborer une nouvelle Déclaration pour la protection du personnel humanitaire. Cet effort collectif a jusqu’à présent échoué. Nous n’avons pas vu la transparence, la responsabilité et le changement escomptés. Il est rare d’obtenir ne serait-ce qu’une reconnaissance élémentaire de la part des auteurs de ces actes.
Les décès et les blessures infligées aux membres du personnel médical et humanitaire s’inscrivent souvent dans un schéma plus large, tout aussi choquant et intolérable, de violence aveugle, voire délibérée, contre les communautés que ces gens servent. À Gaza, les autorités locales soutiennent que plus de 52 000 personnes ont été tuées depuis le 7 octobre 2023. Au Soudan, il est impossible d’avoir une estimation réaliste du nombre de victimes civiles, même si des études suggèrent qu’il pourrait s’élever à des centaines de milliers de personnes.
Les organisations multilatérales, les Nations Unies et les institutions juridiques font aujourd’hui face à une attaque sans précédent qui se manifeste notamment par le nombre croissant de pays s’opposant à la Cour pénale internationale. Il ne s’agit pas ici d’un simple manque de pression politique ou de justice, mais d’un démantèlement délibéré des voies mêmes de responsabilisation et de changement. Nous appelons tous ceux et celles qui croient encore aux principes d’humanité et de solidarité à condamner fermement ces attaques. Nous avons besoin d’une mobilisation internationale forte pour réclamer à nouveau des comptes sur le plan juridique et politique. Les citoyens et les citoyennes doivent exiger des États qui prétendent respecter les conventions et les traités internationaux qu’ils prennent des mesures politiques concrètes. Une pression politique doit être exercée pour mettre fin à la normalisation et à la dissimulation des attaques contre les membres du personnel de santé et humanitaire, que ce soit à Gaza, au Soudan, au Soudan du Sud ou ailleurs à travers le monde.
Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin que les parties belligérantes et les États qui les soutiennent, politiquement, économiquement ou militairement, reconnaissent qu’attaquer et tuer des travailleurs et des travailleuses humanitaires constitue une atteinte aux valeurs mêmes qu’ils défendent.
Tuer des travailleurs et des travailleuses humanitaires ne devrait pas seulement avoir un coût. Cela devrait être totalement inacceptable.