Une Ă©quipe de promotion de la santĂ© de MSF arrive au camp d’Abutengue pour sensibiliser les gens Ă  diverses crises sanitaires, notamment le paludisme et la malnutrition. Le camp abrite plus de 45 000 personnes ayant fui la guerre au Soudan. Tchad, 2024. © Laora Vigourt/MSF
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Tchad : les voix des femmes des camps d’Aboutengue et de Metche

Des femmes prĂȘtes Ă  tout pour sauver leur famille dans un contexte de guerre brutale au Soudan

Depuis le dĂ©but de la guerre au Soudan en 2023, plus de 550 000 Soudanais et Soudanaises ont fui vers l’est du Tchad. Ces personnes ont fui de violentes attaques ethniques, des violences brutales et des meurtres. La plupart de celles qui ont fui vers le Tchad Ă©taient des femmes et des enfants, car les hommes ont Ă©tĂ© tuĂ©s, sont dĂ©tenus ou ont disparu au Soudan. Les femmes soudanaises, qui Ă©taient les seules Ă  subvenir aux besoins de la famille, assument dĂ©sormais l’entiĂšre responsabilitĂ© de la prise en charge de celle-ci.

Vivant dans des conditions Ă©pouvantables dans des camps situĂ©s dans des zones dĂ©sertiques isolĂ©es, comme Metche et Aboutengue, ces familles dĂ©pendent entiĂšrement de l’assistance humanitaire. Depuis des mois, la rĂ©ponse humanitaire dans l’est du Tchad s’avĂšre totalement inadĂ©quate. Les personnes rĂ©fugiĂ©es peinent Ă  avoir accĂšs aux services de base essentiels, tels que la nourriture et l’eau. Elles vivent dans des conditions inacceptables et indignes, ce qui les expose davantage Ă  des risques en matiĂšre de santĂ© et de protection.

À Metche et Aboutengue, les Ă©quipes de MĂ©decins Sans FrontiĂšres (MSF) fournissent des soins maternels et pĂ©diatriques, traitent les enfants contre la malnutrition et prodiguent des soins primaires. De plus, les Ă©quipes chargĂ©es de l’eau et de l’assainissement distribuent la majeure partie de l’eau dans les camps. MalgrĂ© les efforts de MSF, la rĂ©ponse humanitaire est insuffisante et l’organisme n’a cessĂ© de rĂ©clamer une intensification immĂ©diate pour rĂ©pondre aux immenses besoins. Ce recueil de tĂ©moignages rappelle avec force le courage et la dĂ©termination inĂ©branlable de ces femmes qui ont protĂ©gĂ© leurs familles en fuyant les violences ethniques au Darfour. Elles ont fui lors des attaques brutales Ă  El Geneina Ă  la mi-juin 2023. Elles ont entrepris le dangereux voyage vers le Tchad voisin, arrivant au camp de personnes rĂ©fugiĂ©es d’Aboutengue et Metche vers le mois de juillet 2023.

« Je pense que si je n’avais pas menti en disant que j’étais une Masalit, nous serions morts ce jour-lĂ . »

Taiba est arrivĂ©e dans le camp d’Aboutengue en juillet 2023, aprĂšs avoir fui la guerre brutale du Soudan avec son mari, Bashir, et leurs deux enfants aĂźnĂ©s : Aya (6 ans) et Ayoub (2 ans). Leur plus jeune enfant, Ayat, est nĂ© il y a quatre mois dans l’hĂŽpital d’urgence de MSF, mis en place Ă  Aboutengue pour rapprocher les soins de santĂ© des gens qui en ont besoin.

« Ce jour-lĂ  [le 16 juin], j’étais Ă  la maison avec nos deux enfants et mon mari Ă©tait Ă  l’extĂ©rieur. De nombreux hommes armĂ©s ont attaquĂ© et pillĂ© la rĂ©gion. Ils ont pris notre voiture et sont entrĂ©s dans notre maison. Ils m’ont menacĂ©e en pointant une arme sur ma nuque et m’ont demandé : “De quelle tribu ĂȘtes-vous?” Nous sommes de la tribu des Masalits, mais pour sauver nos vies, j’ai niĂ© la vĂ©ritĂ© et rĂ©pondu : “Je suis de Borgo, je ne suis pas une Masalit”. Ils m’ont forcĂ©e Ă  parler la langue de Borgo pour s’assurer que je disais la vĂ©ritĂ©. Heureusement, j’ai rĂ©ussi Ă  prononcer quelques mots et ils m’ont laissĂ©e partir. Certains de mes voisins sont de la tribu Borgo et, au fil des ans, j’ai appris quelques mots d’eux, juste au cas oĂč. Je pense que si je n’avais pas menti en disant que j’étais une Masalit, nous serions morts ce jour-lĂ . »

« J’avais entendu dire par des voisins que lors d’attaques prĂ©cĂ©dentes, les hommes armĂ©s avaient ordonnĂ© Ă  des garçons de sortir de la maison et les avaient tuĂ©s, uniquement en raison de leur sexe. Certains avaient mĂȘme vĂ©rifiĂ© les pantalons des petits garçons. Nous avons donc pris l’habitude d’habiller nos garçons en filles. Ayoub avait environ un an Ă  l’époque, mais je l’ai quand mĂȘme habillĂ© en fille, pour qu’il ne soit pas blessé ».

« Avant de quitter notre maison, ils ont pris tout ce qu’ils pouvaient voler. Puis ils m’ont dit de partir en disant : “Tu n’es pas en sĂ©curitĂ© ici parce qu’une autre Ă©quipe d’hommes armĂ©s arrive, et ils sont plus frustrĂ©s. Vous devez partir maintenant.” Je n’avais pas beaucoup de temps, alors j’ai pris mes enfants et les quelques affaires que je pouvais emporter, comme des vĂȘtements pour enfants. Mais au cours de notre voyage vers la frontiĂšre, les hommes armĂ©s les ont Ă©galement volĂ©s – ils ne nous permettent pas de passer la frontiĂšre avec quoi que ce soit. »

« Lorsque j’ai quittĂ© la maison, j’ai vu beaucoup de personnes mortes sur la route. Certains corps Ă©taient en dĂ©composition. C’était horrible Ă  voir. Certains de mes voisins avaient Ă©tĂ© tuĂ©s. J’ai fui avec les autres personnes survivantes. En chemin, j’ai rĂ©ussi Ă  retrouver mon mari et nous nous sommes joints Ă  la foule de personnes qui fuyaient ensemble. Nous avons Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s deux fois en chemin. Des gens ont Ă©tĂ© tuĂ©s. La premiĂšre fois, des hommes armĂ©s ont commencĂ© Ă  tirer sur la foule. Mon mari a reçu une balle dans le pied droit – il pouvait Ă  peine marcher. La deuxiĂšme fois, des hommes armĂ©s nous ont Ă  nouveau attaquĂ©s. Ils m’ont donnĂ© des coups de pied et ont frappĂ© mon mari avec un bĂąton. AprĂšs cela, il pouvait Ă  peine bouger et j’ai essayĂ© de le porter autant que possible avec mon bĂ©bĂ© Ayoub dans les bras. Une femme a gentiment proposĂ© de s’occuper de ma fille Aya pendant que je m’efforçais de porter mon mari et mon fils. »

« Lors de la derniĂšre Ă©tape de notre voyage, j’ai essayĂ© de retrouver ma fille en criant son nom dans la foule. Enfin, nous l’avons trouvĂ©e, toujours avec la femme qui s’était occupĂ©e d’elle. Je me suis sentie soulagĂ©e. Au village, j’ai Ă©galement rencontrĂ© l’armĂ©e qui m’a dit de laisser mon mari sur place et d’aller Ă  AdrĂ© pour demander de l’aide Ă  l’hĂŽpital. Il nous a fallu quatre jours pour arriver Ă  AdrĂ©. À l’hĂŽpital, nous avons Ă©tĂ© pris en charge par les Ă©quipes mĂ©dicales [soutenues par MSF] et avons Ă©tĂ© opĂ©rĂ©s et soignĂ©s. C’est lĂ  que nous avons appris que le bras et la jambe gauches de mon mari Ă©taient paralysĂ©s Ă  vie, Ă  cause des coups reçus. »

« Nos enfants sont traumatisĂ©s par tout ce qu’ils ont vu en chemin. Lorsqu’ils entendent des coups de feu ou des bruits forts, mĂȘme des voix fortes, ils se cachent et se bouchent les oreilles en pleurant. L’aĂźnĂ© ne cesse de poser des questions sur ce qui s’est passĂ©, sur les raisons pour lesquelles nous n’étions pas en sĂ©curitĂ© et sur ce qui va se passer maintenant. »

« À El Geneina, avant la guerre, notre vie Ă©tait belle. J’étais sage-femme Ă  l’hĂŽpital et mon mari Ă©tait un homme d’affaires qui vendait des voitures. Une fois que le Soudan sera sĂ»r, nous rentrerons parce que la vie ici est si difficile, nous souffrons sans accĂšs aux Ă©lĂ©ments de base : la nourriture, l’eau, l’école, le travail. Nous n’avons pas de lits, pas de matelas, nous manquons de beaucoup de choses. La seule nourriture que nous recevons provient des organisations humanitaires. Parfois, des personnes de la communautĂ© nous soutiennent et nous donnent un peu de nourriture. Mais il n’y a rien que nous puissions faire ici, il n’y a pas de travail, pas de terres, il n’y a aucun moyen pour nous de nous sauver. Je suis la seule Ă  m’occuper de ma famille. Mon mari ne peut pas se dĂ©placer Ă  cause de sa paralysie, alors je dois tout faire : porter l’eau, trouver de la nourriture, etc. »

Son mari a fondu en larmes en écoutant les paroles de sa femme.

« Ici, dans le camp, nous n’avons rien. Parfois, mes enfants doivent mĂȘme mendier de la nourriture. »

Gamera (60 ans) et Jeta (35 ans), mùre et fille, ont fui les attaques brutales d’El Geneina avec les cinq enfants de Jeta : Abdel Aman (14 ans), Mohamad (6 ans), Wiam (9 ans), Wafa (4 ans) et Sana (2 ans).

« TĂŽt le matin, des hommes armĂ©s ont attaquĂ© notre maison », raconte Gamera. « Ils ont appelĂ© mes trois fils dans une piĂšce et nous [les femmes] ont fait quitter la maison. Je les ai suppliĂ©s de ne pas tuer mes fils, je leur ai dit qu’ils Ă©taient innocents, car ils les accusaient d’ĂȘtre des espions. Mais c’est alors que j’ai entendu les coups de feu. Lorsque je suis revenue Ă  la maison, j’ai vu les corps allongĂ©s sur le sol. L’un de mes fils avait reçu une balle dans la poitrine, l’autre dans la tĂȘte et le troisiĂšme dans le cou. Les hommes armĂ©s m’ont ensuite menacĂ©e en me mettant un couteau sous la gorge et ont volĂ© notre argent et nos tĂ©lĂ©phones. Ils ont mĂȘme examinĂ© mon corps pour voir si je ne cachais rien. En partant, ils ont mis le feu Ă  la maison. »

« Nous avons fui Ă  pied d’El Geneina jusqu’à la frontiĂšre avec le Tchad. Nous avons vu de nombreuxApres quelques cadavres en chemin. Il y avait beaucoup de monde et nous nous sommes perdus dans le flot des gens. Ce n’est qu’aprĂšs avoir franchi la frontiĂšre que nous nous sommes retrouvĂ©s », poursuit Gamera. « Nous n’avons pas pu trouver d’eau potable. C’était la saison des pluies, et nous avions trouvĂ© de l’eau de pluie en chemin, et nous dormions sous les arbres la nuit Ă  cause des averses. Nous avions quelques vĂȘtements avec nous, mais les hommes armĂ©s ne nous ont pas permis de traverser la frontiĂšre avec ceux-ci. ArrivĂ©s Ă  AdrĂ©, nous avons trouvĂ© refuge dans une Ă©cole. Une organisation nous a donnĂ© de la nourriture et a vaccinĂ© les enfants. »

Jeta poursuit : « Mon pĂšre [le mari de Gamera] a Ă©tĂ© tuĂ© il y a deux ans lors d’une prĂ©cĂ©dente attaque violente, et mon mari a disparu Ă  peu prĂšs Ă  la mĂȘme Ă©poque – je ne sais pas s’il est mort ou vivant. Mes deux garçons, Abdel Aman et Mohamad, sont donc les seuls hommes qui restent dans la famille. J’ai fait ce que j’ai pu pour les protĂ©ger pendant notre fuite. Je les ai habillĂ©s avec des vĂȘtements de filles pour qu’ils ne soient pas tuĂ©s. Mais mon aĂźnĂ© a Ă©tĂ© dĂ©couvert et battu jusqu’à ce qu’il tombe dans le coma. J’étais trĂšs inquiĂšte, mais quand nous avons rĂ©ussi Ă  atteindre AdrĂ©, il a Ă©tĂ© soignĂ© Ă  l’hĂŽpital [soutenu par les Ă©quipes de MSF] et il va mieux maintenant. » 

« AprĂšs quelques semaines Ă  AdrĂ©, je suis moi-mĂȘme tombĂ©e malade et j’ai passĂ© une vingtaine de jours Ă  l’hĂŽpital [soutenues par les Ă©quipes de MSF]. Ce n’est qu’aprĂšs cela que nous avons Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s au camp d’Aboutengue. J’ai pu m’enregistrer officiellement comme personne rĂ©fugiĂ©e et j’ai obtenu un abri pour moi et mes cinq enfants. Ma mĂšre [Gamera] n’a pas Ă©tĂ© enregistrĂ©e directement et n’a donc rien – elle reste avec nous. Mais nous n’avons pas assez, nous dĂ©pendons Ă  100 % de ce que les organisations humanitaires nous donnent. Parfois, mes enfants doivent mendier de la nourriture dans le camp. Ils ne vont pas Ă  l’école, ils ne font rien ici », raconte Jeta avec Ă©motion. À leur arrivĂ©e au camp d’Aboutengue en juillet, la fille cadette de Jeta, Sana, souffrait de malnutrition aiguĂ« sĂ©vĂšre. Elle a Ă©tĂ© traitĂ©e avec succĂšs dans le cadre du programme d’alimentation thĂ©rapeutique de l’hĂŽpital d’urgence [mis en place par les Ă©quipes de MSF].

« Notre vie au Soudan Ă©tait agrĂ©able. Nous avions notre maison, suffisamment de nourriture et de confort. Nous travaillions. J’étais nounou et femme de mĂ©nage. MĂȘme si nous pouvions retourner au Soudan, tout est dĂ©truit maintenant – que ferions-nous? Que va-t-il nous arriver maintenant? Nous ne nous sentons en sĂ©curitĂ© nulle part. Oui, c’est mieux ici que les massacres au Soudan, mais il y a parfois de la criminalitĂ© dans le camp. Nous n’avons aucune protection, si ce n’est entre nous. C’est pire pour mes enfants, ils ont toujours peur, pleurent et paniquent chaque fois qu’ils entendent un bruit fort », conclut Jeta.

« Le jour oĂč nous avons fui, je n’ai jamais pensĂ© que nous arriverions en vie : j’ai vu tant de gens morts dans la rue. »

Nafissa a fui les attaques brutales d’El Geneina en juin 2023. Elle a trouvĂ© refuge dans l’est du Tchad et vit actuellement avec deux de ses enfants dans le camp pour personnes rĂ©fugiĂ©es d’Aboutengue. Son mari a Ă©tĂ© tuĂ© en 2022 lors d’une prĂ©cĂ©dente pĂ©riode de violence.

« La guerre s’est intensifiĂ©e l’annĂ©e derniĂšre, mais il y avait dĂ©jĂ  des violences dans notre rĂ©gion avant. Ces derniĂšres annĂ©es, ma maison a Ă©tĂ© incendiĂ©e quatre fois. Mon mari a Ă©tĂ© tuĂ© en 2022, et l’un de mes fils a Ă©tĂ© tuĂ© en mai 2023. Il n’avait que 10 ans. Il a Ă©tĂ© abattu dans la rue et a succombĂ© Ă  ses blessures Ă  l’hĂŽpital trois jours plus tard. Alors, quand j’ai entendu parler de nouvelles attaques dans notre quartier [en juin 2023], j’ai quittĂ© ma maison avec mes deux derniers enfants et je n’y suis jamais retournĂ©e », raconte Nafissa.

« J’ai habillĂ© mon fils de 11 ans avec les vĂȘtements de sa sƓur et nous sommes partis ensemble Ă  pied. Je n’avais pris que deux couvertures, quelques vĂȘtements et un bidon d’eau. Mais les hommes armĂ©s m’ont tout pris en chemin, en disant : “Personne n’emporte rien au Tchad”. Dans les rues, nous avons vu beaucoup de cadavres. Nous suivions la foule de gens, il y avait beaucoup de monde. À un moment donnĂ©, nous marchions vers Ardamatta pour nous y rĂ©fugier [lĂ  oĂč se trouvait l’armĂ©e]. Nous avons entendu des coups de feu, des hommes armĂ©s ont commencĂ© Ă  tirer sur la foule, les gens couraient partout. C’est Ă  ce moment-lĂ  que j’ai perdu ma fille. Elle avait tellement peur qu’elle a couru avec les autres », raconte Nafissa, peinĂ©e.

« Le lendemain, je marchais sur la route avec mon fils lorsque des hommes armĂ©s nous ont arrĂȘtĂ©s. Ils ont essayĂ© de le blesser avec un couteau, mais j’ai enroulĂ© un tissu autour de ma main et j’ai rĂ©ussi Ă  dĂ©vier la lame et Ă  le protĂ©ger. Ils ont ensuite donnĂ© un nouveau coup de couteau et m’ont coupĂ© la jambe », dĂ©crit Nafissa, en faisant un geste. « Ils ont ensuite vu un homme Ă  une certaine distance de nous, et ils sont allĂ©s le tuer. C’est Ă  ce moment-lĂ  que j’ai rĂ©ussi Ă  m’enfuir avec mon fils. C’est comme ça, ils tuent d’abord les hommes, ensuite les femmes. Donc, d’une certaine maniĂšre, cet homme m’a sauvĂ© la vie avec la sienne. »

« Je n’arrivais pas Ă  y croire lorsque nous avons atteint la frontiĂšre Ă  AdrĂ©. Le jour oĂč nous nous sommes enfuis, je n’ai jamais pensĂ© que nous arriverions en vie : j’ai vu tant de gens morts dans la rue. Dans chaque groupe de personnes voyageant ensemble, certaines se feront tirer dessus et d’autres parviendront Ă  atteindre AdrĂ©. Mais Ă  un moment ou Ă  un autre, nous avons tous pensĂ© que nous allions mourir en chemin », explique Nafissa. « À la frontiĂšre, j’ai retrouvĂ© ma fille, elle Ă©tait Ă©puisĂ©e et effrayĂ©e, mais j’étais tellement soulagĂ©e qu’elle soit en vie. »

« ArrivĂ©e Ă  AdrĂ©, je pouvais Ă  peine faire un pas de plus. J’avais plusieurs blessures aux pieds Ă  cause de la marche. Mes enfants et moi avons trouvĂ© refuge dans une Ă©cole. On nous a officiellement enregistrĂ©s en tant que personnes rĂ©fugiĂ©es auprĂšs du Haut Commissariat des Nations Unies pour les rĂ©fugiĂ©s. Quelques semaines plus tard, nous avons Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s dans le camp pour personnes rĂ©fugiĂ©es d’Aboutengue. Comme nous n’avions pas d’abri officiel, d’autres personnes rĂ©fugiĂ©es m’ont aidĂ©e Ă  en fabriquer un avec des bouts de bois et des nattes. Il n’y a pas de travail pour moi ici, je suis donc entiĂšrement dĂ©pendante de l’assistance humanitaire. Au Soudan, j’étais commerçante sur les marchĂ©s, je vendais des choses comme des tamir [beignets]. »

Lorsque nous discutons avec Nafissa, elle est assise dans les restes de son abri incendiĂ©. « C’est la cinquiĂšme fois que ma maison brĂ»le depuis le dĂ©but des violences au Darfour », explique-t-elle. « À chaque fois, je perds tout. Cette fois-ci, je ne sais pas ce qui a causĂ© l’incendie. Un jour, j’étais au marchĂ© du camp, mes enfants Ă©taient Ă  l’école sous l’arbre du Ouaddi, et quand je suis revenue, tout Ă©tait en feu. Une fois de plus, la communautĂ© du camp m’a donnĂ© des choses et m’a aidĂ©e Ă  construire un nouvel abri, mais j’ai peur que cela ne dure pas avec l’arrivĂ©e de la saison des pluies », conclut-elle.

Amira (14 ans), la fille de Nafissa, dont elle a Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e pendant leur voyage vers le Tchad, explique : « J’aime bien Ă©tudier avec l’école sous les arbres ici, dans le Ouaddi. J’apprends les mathĂ©matiques, l’histoire, l’arabe, les Ă©tudes islamiques et l’anglais. Ma matiĂšre prĂ©fĂ©rĂ©e est l’arabe. Mes cahiers et mes vĂȘtements ont brĂ»lĂ© dans l’incendie. Je dois trouver un moyen d’obtenir un nouveau cahier pour l’école ». Elle poursuit : « Au Soudan, j’avais deux meilleures amies. Aujourd’hui, l’une d’elles est ici, dans une autre partie du camp. L’autre est dans le camp de Metche, mais je n’ai aucun moyen de la contacter. »

« Dans le camp, nous ne sommes pas tuĂ©s, mais nous n’avons rien Ă  manger. »

Ghalia a fui la guerre brutale du Soudan avec son mari, leurs cinq enfants ĂągĂ©s de 4 Ă  13 ans et deux de ses frĂšres. Le groupe est arrivĂ© dans le camp pour personnes rĂ©fugiĂ©es d’Aboutengue en juillet 2023. Enceinte au moment de sa fuite, Ghalia a donnĂ© naissance Ă  sa plus jeune fille, Makarima, Ă  l’hĂŽpital d’urgence de MSF, il y a quatre mois.

« L’augmentation de la violence dans mon quartier Ă©tait horrible. Je ne peux pas compter combien de personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es dans les rues, par des coups de feu et des bombes. Le jour de l’attaque de ma maison, j’ai commencĂ© Ă  courir, mon plus jeune enfant attachĂ© Ă  mon dos. Il y avait tellement de monde dehors que j’ai perdu mes autres enfants et mon mari. Je me souviens m’ĂȘtre rendue Ă  Ardamatta dans la nuit, mais des hommes armĂ©s nous attendaient. Le matin, ils ont criĂ© “personne ne bouge” et nous ont dit de laisser notre argent et nos armes. Puis ils ont commencĂ© Ă  tirer sur la foule. Les gens couraient partout. C’était le chaos, les gens arrivaient par vagues. Les hommes armĂ©s nous ont dit de faire demi-tour et de prendre la route vers l’ouest, celle qui va vers le Tchad. »

« Dans le village suivant, j’ai rĂ©ussi Ă  retrouver mes enfants – ils avaient pu rester ensemble et se soutenir les uns les autres. Ils avaient soif, ils avaient faim, ils Ă©taient fatiguĂ©s et ils avaient peur. Ils pleuraient. Mais j’étais tellement soulagĂ©e. J’avais cru que je ne les reverrais jamais; j’avais cru qu’ils avaient Ă©tĂ© tuĂ©s. Je me suis sentie si heureuse et si soulagĂ©e de les retrouver ».

« ArrivĂ©s Ă  AdrĂ©, nous avons trouvĂ© refuge dans l’école. Six jours plus tard, j’ai retrouvĂ© mon mari Ă  l’hĂŽpital [soutenu par les Ă©quipes de MSF]. Dans la foule qui courait, il avait reçu une balle dans le bras. À l’hĂŽpital, il a Ă©tĂ© opĂ©rĂ© avec des fixations internes, des vis et des plaques. Il y a passĂ© un mois pour se rĂ©tablir, mais aujourd’hui il Ă©prouve toujours de la douleur et il ne peut pas soulever des objets lourds comme le jerrycan pour l’eau. Je dois donc m’occuper de lui. » 

« Nous sommes arrivĂ©s dans le nouveau camp Ă  la mi-juillet de l’annĂ©e derniĂšre. Comment le dĂ©crire? Au moins, il n’y a pas de bombes ni de coups de feu. Nous ne sommes pas tuĂ©s, mais nous n’avons rien Ă  manger. Certains jours, nous ne mangeons pas du tout. Nous dĂ©pendons entiĂšrement de l’assistance humanitaire, surtout pour la nourriture », explique Ghalia. « L’eau est Ă©galement un grand problĂšme. La file d’attente pour l’eau est trĂšs longue, je dois me lever tĂŽt et placer mon jerrycan dans la file d’attente pour pouvoir obtenir de l’eau plus tard. Au Soudan, nous Ă©tions des agriculteurs. Mais ici, Ă  Aboutengue, il n’y a rien, nous sommes au milieu de nulle part. La seule chose que j’ai trouvĂ©e comme travail, c’est d’aider Ă  construire des briques – pour cela, je ne gagne que quelques centaines de francs CFA [l’équivalent de moins d’un dollar]. » 

« Aujourd’hui, c’est encore difficile pour nos enfants. Ils n’ont rien Ă  faire, ils ne vont pas Ă  l’école. Ils continuent Ă  poser des questions pour comprendre ce qui s’est passĂ© pendant la guerre. Ils m’ont dit que lorsqu’ils ont Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s de moi pendant le voyage jusqu’ici, ils ont vu beaucoup de cadavres sur le chemin, y compris des enfants. Ils m’ont dit que des hommes armĂ©s leur avaient demandé : “OĂč est votre pĂšre? OĂč sont ses armes?”  Ils avaient peur. Mon fils de cinq ans se rĂ©veille la nuit avec des cauchemars en criant : “Ils arrivent!”. Ma fille de sept ans, Maria, [sur la photo] pleure plusieurs fois par jour », explique Ghalia.

Maria dit qu’elle aime aller Ă  l’école et surtout apprendre l’anglais. Elle est fiĂšre de rĂ©citer l’alphabet en anglais. « Plus tard, je veux devenir mĂ©decin », affirme-t-elle.

« J’aime Ă©tudier, mais je ne peux plus, car je dois m’occuper de mes sƓurs. »

Gisma prĂ©pare du thĂ© devant son abri dans le camp de personnes rĂ©fugiĂ©es d’Aboutengue, dans l’est du Tchad. Elle vit avec sa mĂšre et ses cinq sƓurs et est souvent le principal soutien de la famille.

« Nous avons fui El Geneina en juin de l’annĂ©e derniĂšre. C’était trĂšs difficile. Mon pĂšre a Ă©tĂ© tuĂ©. Pendant les attaques, nous avons quittĂ© la maison avec ma famille, mais nous nous sommes perdus en chemin. J’étais avec trois de mes sƓurs, en portant la plus jeune sur mon dos. Dans la rue, nous avons croisĂ© des hommes armĂ©s qui ont pris deux de mes sƓurs. Ils les ont blessĂ©es, mais… nous ne pouvons pas en parler », dit Gisma, peinĂ©e. « Je n’avais pas d’autre choix que de fuir. »

« Nous avons traversĂ© la frontiĂšre et sommes arrivĂ©s pieds nus Ă  AdrĂ©, car nous ne pouvions rien emporter. Nous Ă©tions Ă©puisĂ©s, nous avions soif et nous pleurions. Des gens nous ont aidĂ©s et nous ont donnĂ© de l’eau. Une gentille dame a partagĂ© sa nourriture avec nous. Je me suis sentie soulagĂ©e d’atteindre la frontiĂšre, surtout quand j’ai rencontrĂ© Ă  nouveau mes sƓurs et ma mĂšre. » 

« Nous Ă©tudions sous l’arbre dans le Ouaddi [un lit de riviĂšre assĂ©chĂ©]. Mais je n’y vais plus, car je dois m’occuper de mes sƓurs. Ma mĂšre essaie de retourner au Soudan pour prendre tout ce qu’elle peut prendre pour notre survie. Nous n’avons rien ici, c’est trĂšs dur de vivre », explique Gisma. « À l’avenir, je veux travailler pour une organisation humanitaire afin de pouvoir aider. Mais je ne sais pas vraiment ce qui va m’arriver dans le futur. » 

« La nourriture que nous avons reçue lors de la derniÚre distribution est déjà épuisée. Je me sens limitée et impuissante. »

Malak a 39 ans. Elle vit à Adré avec ses huit enfants.

Je m’appelle Malak, j’ai 39 ans. Il Ă©tait 4 heures du matin, un vendredi, et mon mari m’a dit qu’il y aurait une attaque. Il m’a dit : « Prends les enfants et va chez ta sƓur, et moi je vais dans les jardins (El Geinena) ».

« Je n’étais pas d’accord, mais il est allĂ© lĂ -bas, oĂč il a Ă©tĂ© tuĂ©. C’était un innocent. Moi, mes frĂšres et ses frĂšres, nous l’avons cherchĂ© pendant quatre jours. Finalement, nous avons senti une odeur Ă©trange Ă  l’endroit oĂč nous le cherchions. Ils ont cherchĂ© jusqu’à ce qu’ils le trouvent et nous ont dit que son corps Ă©tait lĂ . Il s’appelait Jaafar et avait 42 ans. À l’époque, il y avait beaucoup de tireurs, alors ses frĂšres et quelques voisins s’étaient faufilĂ©s pour rĂ©cupĂ©rer son corps afin que nous puissions l’enterrer. »

« Quand je suis arrivĂ©e Ă  AdrĂ©, je n’ai pas trouvĂ© ma mĂšre et trois de mes enfants. Je les ai cherchĂ©s pendant quatre jours. Quand j’ai enfin retrouvĂ© ma mĂšre, elle Ă©tait dans un Ă©tat lamentable. J’ai retrouvĂ© mes enfants. Nous sommes restĂ©s deux mois Ă  AdrĂ©, jusqu’à ce que nous nous installions ici, Ă  Metche, oĂč j’ai donnĂ© naissance Ă  mon enfant. »

« Nous avons beaucoup de difficultĂ©s Ă  nous procurer de la nourriture et de l’eau. Maintenant, je suis seule avec mes huit enfants, sans ma mĂšre et mes sƓurs, parce que nous nous sommes sĂ©parĂ©es. Elle est Ă  AdrĂ© et moi ici. Ma mĂšre ne peut pas vivre ici, elle a le diabĂšte. Cela fait six mois que je ne l’ai pas vue. »

« Nous n’avons pas d’affaires. Nous sommes venus avec ces vĂȘtements. Au Soudan, nous vivions mieux et les gens s’entraidaient. Maintenant, nous n’avons plus rien, ma maison a brĂ»lĂ©. Ici, nous ne pouvons pas nous entraider et nous n’avons aucune source de revenus. Nous n’avons rien. »

« Si je trouve un emploi, je travaillerai. Aujourd’hui, nous dĂ©pendons entiĂšrement des organisations; nous mangeons du pain de maĂŻs, des haricots Ă  Ɠil noir et nous recevons un peu d’eau. La nourriture que nous avons reçue lors de la derniĂšre distribution est dĂ©jĂ  Ă©puisĂ©e. Je me sens limitĂ©e et impuissante. Je n’ai aucune source de revenus pour acheter de la nourriture. J’espĂšre retourner au Soudan en paix et en sĂ©curitĂ©. »

« Toutes les responsabilités me reviennent. Je suis maintenant la mÚre et le pÚre ».

Ruqaya a fui El Geneina avec ses deux enfants.

« Je m’appelle Ruqaya, j’ai 25 ans. J’ai perdu mon mari Ă  El Geneina le 15 juin [2023], lorsque les combats se sont intensifiĂ©s ce jour-lĂ . Il est portĂ© disparu, tout comme sa famille. J’ai deux enfants et les conditions de vie sont trĂšs difficiles. Je n’ai personne pour nous soutenir. Toutes les responsabilitĂ©s me reviennent. Je suis maintenant la mĂšre et le pĂšre. Je suis responsable de la nourriture, de l’eau, du logement et du traitement si les enfants tombent malades. Je dois tout gĂ©rer et m’occuper de tout par moi-mĂȘme. Les gens ici ont faim et soif. Il n’y a pas de nourriture. Il n’y a pas de sĂ©curitĂ© au Soudan et nous ne pouvons pas y retourner. Nous vivons au jour le jour. »

« Je ne sais pas si mon mari est vivant ou mort. Je ne sais pas oĂč se trouvent les membres de notre famille. Nous avons Ă©tĂ© dispersĂ©s entre le Soudan et ici, et nous n’avons aucune nouvelle d’eux. Je veux rechercher mon mari et obtenir des rĂ©ponses pour savoir s’il est vivant ou mort. Il s’appelle Issam et a 45 ans. Il a les yeux verts, mais il n’est pas grand. »