L’utilisation des géodonnées guide les interventions sanitaires dans les camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays
Lors d’un conflit ou d’une crise comme celle qui prévaut en République démocratique du Congo (RDC), l’évaluation efficace de la situation et de l’ampleur des déplacements n’est jamais une tâche aisée. Dans de tels contextes, l’utilisation des géodonnées peut s’avérer fort utile pour évaluer efficacement la situation et comprendre l’ampleur des déplacements.
Depuis mars 2022, environ un million de personnes ont fui la recrudescence des violents combats entre l’armée congolaise et les groupes militants, dont le M23, dans le Nord-Kivu. Ces individus s’ajoutent au nombre déjà élevé de personnes déplacées à l’intérieur du Nord-Kivu. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), le Nord-Kivu compte maintenant un total d’environ 2,3 millions de personnes déplacées. Les déplacements se poursuivent, très peu osent rentrer chez eux et la majorité des personnes déplacées se sont rapprochées de Goma pour se mettre à l’abri dans des camps temporaires établis à la périphérie de la ville. Les conditions de vie y étaient désastreuses, les gens manquant de tout : d’abris et de nourriture, d’eau potable et de toilettes, exposés au risque d’épidémies, ainsi qu’aux violences sexuelles.
Médecins Sans Frontières (MSF) a été l’une des premières organisations humanitaires à intervenir dans plusieurs camps autour de Goma. Les équipes de MSF travaillent dans plusieurs sites de déplacement proches de Goma, notamment à Kanyaruchinya, Munigi, Rusayo, Eloime, Shabindu, Bulengo, Lushagala, Nzulu, Sake et Shasha. Elles ont d’abord répondu de manière urgente aux épidémies de choléra et de rougeole. Dans plusieurs sites, elles ont offert des soins médicaux, construit des latrines et des douches et fournit des milliers de litres d’eau potable pour la prévention des maladies. Aujourd’hui, MSF offre par ailleurs des services médicaux gratuits en matière de soins pédiatriques et de soutien aux personnes ayant survécu à des violences sexuelles.
Lors de la mise en œuvre des activités dans les camps de personnes déplacées, les équipes de MSF ont également mené des enquêtes in situ pour comprendre « combien de personnes sont présentes sur les sites » et « quels sont les taux de mortalité, les raisons et les lieux des décès ». Dans ce contexte, les données géographiques représentent un outil efficace pour estimer la population, évaluer la mortalité et la planifier des interventions sanitaires en cours et à venir.
Cartographie et échantillonnage à distance
La difficulté d’établir des mesures en matière d’eau et d’assainissement ou un plan de vaccination réside entre autres dans le fait qu’il n’existe pas de cartes et de recensements récents, précis ou spécifiques des personnes déplacées dans les sites de déplacement massif. Le projet Missing Maps vise à cartographier les zones où vivent les personnes menacées ou touchées par des catastrophes et des crises. Dans le cadre des opérations d’urgence, MSF a demandé à cartographier les camps nouvellement établis dans OpenStreetMap (OSM). À l’aide d’images aériennes récentes, l’équipe du projet Missing Maps de MSF a mis en place des projets dans le gestionnaire de tâches de l’équipe humanitaire OpenStreetMap (HOT) utilisé pour gérer les projets cartographiés lors des mapathons. En l’espace de quelques jours entre fin mars et début mai 2023, une poignée de volontaires de Missing Maps ont numérisé, dans l’éditeur JOSM, plus de 56 abris et bâtiments de la communauté hôte dans six camps de personnes déplacées près de Goma : Lushagala, Bulengo, Kashaka, Rusayo, Don Bosco et Nzulu. Les cartographes qui ont réalisé ce travail ont participé à des mapathons communautaires réguliers, soutenant les opérations de MSF avec les communautés Missing Maps London ou Missing Maps Czechia et Slovakia.
« Ce type de cartographie était un défi, au début. Lors de la première tâche ouverte, j’ai été stupéfait par le nombre de tentes construites dans une si petite zone. Avec de plus en plus de tentes cartographiées, je me suis senti plus à l’aise avec la précision et la vitesse de la cartographie. L’impression accablante d’être assis confortablement chez moi et de cartographier cette zone à distance, alors que les gens sont contraints de vivre une vie complètement différente, est toujours présente en moi », déclare un cartographe expert, appelé anthaas par OSM.
Grâce à ces données cartographiques de base, une enquête de terrain a pu être organisée avec les outils QGIS, Kobo Collect, OSMAnd et le logiciel statistique RStudio, tous libres de droits et gratuits. La cartographie des abris du camp a été suivie d’un échantillonnage spatial. En utilisant le logiciel QGIS, Oluwaseyi Ojo, le stagiaire en systèmes d’information géographique (SIG) de l’unité Manson, basée à MSF UK, a sélectionné au hasard un nombre spécifique de bâtiments dans chaque camp. Il les a représentés par des points, puis il a regroupé et nommé les bâtiments sélectionnés pour faciliter l’utilisation par les responsables des enquêtes d’OsmAnd. Ces géodonnées ont été partagées avec le spécialiste SIG et l’analyste de la santé publique en RDC. En travaillant avec des équipes de deux responsables d’enquêtes, environ 18 abris par jour ont pu être visités. L’objectif était de savoir combien de personnes y dormaient et de recueillir des informations supplémentaires concernant leur état de santé, l’état nutritionnel des enfants et les décès survenus au cours des trois derniers mois. La boîte à outils Kobo a été utilisée pour concevoir un questionnaire. En utilisant un plan d’étude épidémiologique standardisé et l’analyse statistique appropriée, MSF a pu projeter les chiffres recueillis auprès de l’échantillon à l’ensemble de la population.
Défis de la collecte mobile de données – l’approche ludique a aidé
Les responsables des enquêtes ont reçu une formation de deux jours pour naviguer à travers les camps jusqu’aux abris sélectionnés dans OsmAnd, une application de cartographie et de navigation qui utilise la base de données cartographiques OSM et qui peut fonctionner hors ligne. Les informations recueillies en interrogeant les résidents et les résidentes ont été versées dans Kobo Collect. L’approche de l’enquête sur le terrain a posé plusieurs problèmes. « Nous avons réalisé qu’il y avait un décalage entre l’image satellite et la réalité », explique Georgios Karanapagos, analyste de données en santé publique pour MSF. « La formation initiale partait du principe que le système était parfait, que la carte était parfaite, que le mobile était parfait… »
La précision des appareils mobiles était cependant limitée. Un décalage d’environ sept mètres était possible, de sorte qu’un point sur l’écran pouvait correspondre à trois huttes différentes. Dans un camp construit au hasard, la navigation consiste à trouver des chemins ou des rues à l’intérieur de cette structure. Ainsi, en tant que géomètre, vous pouviez vous trouver à une centaine de mètres seulement d’un point, mais vous deviez faire un énorme détour par une « rue » supposée pour vous y rendre. Nous essayions de dire aux responsables des enquêtes : « Regardez, il y a un tas d’abris, vous pouvez simplement passer devant et aller directement au point », se souvient Georgios.
« La qualité de la cartographie était telle que nous pouvions même identifier facilement les huttes qui avaient été détruites entre-temps », précise Georgios. « Ce camp étant très dynamique, de nombreuses huttes sont détruites et reconstruites. Dans 90 % des cas, nous avons pu retrouver la structure existante ou même les nouvelles huttes. »
Au début, les responsables des enquêtes ne savaient pas comment lire les cartes. Il n’y avait pas de panneaux, pas de Tour Eiffel pour indiquer la direction. À cause de cette imprécision, ils se retrouvaient au milieu de la rue et se disaient qu’il n’y avait pas de baraque ici. Mais dans chaque quartier, il y avait une structure cartographiée plus grande que les autres; il pouvait s’agir des toilettes, du point de collecte de l’eau ou d’un espace vide et cela servait à l’équipe pour s’orienter. Au début, l’équipe avait trop de points qui ne correspondaient pas à des huttes. Georgios a passé du temps à les vérifier avec l’équipe, sachant qu’il y aurait sept ou jusqu’à dix mètres d’écart : « C’était une sorte de jeu. Tous les membres de l’équipe étaient enthousiastes lorsqu’ils ont réalisé qu’ils pouvaient voir les bâtiments réels, les identifier et arriver logiquement au bon bâtiment. Lorsqu’ils ont compris le processus, ils ont même pu corriger le formateur qui leur avait appris à le faire et qui aurait pu avoir un décalage de rotation à ce moment-là.
Un autre aspect dont il faut prendre conscience est la partialité potentielle de la personne qui mène l’enquête, basée sur sa préférence. Vous arrivez à un point et vous voyez deux ou trois huttes qui pourraient correspondre au même point sur la carte. Vous pourriez être tenté de choisir en fonction de vos préférences personnelles. Par exemple, une personne enthousiaste peut choisir le point qui correspond à une habitation où il y a beaucoup de monde, ce qui lui permet de collecter plus de données. Et une personne qui s’ennuie ou qui est fatiguée, qui ne veut pas travailler beaucoup, peut choisir un logement vide. Les responsables d’enquêtes doivent avoir plus ou moins la même approche de l’identification des huttes.
En outre, la dénomination des secteurs et des sous-secteurs était tellement aléatoire et développée au jour le jour, qu’il n’y avait aucune cohérence. Le spécialiste du Système d’information géographique (SIG) contribue à redéfinir toutes les limites des secteurs, et maintenant la gestion des anciens camps s’organise à Rusayo, Lushagala et dans d’autres sites.
Quelles sont les prochaines étapes?
Après la collecte des données sur le terrain, l’analyste des données de santé publique et le spécialiste SIG ont procédé à leur nettoyage en travaillant avec des fichiers Excel dans QGIS. Les appareils mobiles indiquaient les coordonnées GPS, composées de la latitude (position nord-sud) et de la longitude (position est-ouest), avec une imprécision inhérente. Des erreurs de dénomination se sont également produites : en observant les données spatiales dans QGIS, ils ont pu voir que le point qu’ils avaient identifié comme B_12 était très proche de B_I2, mais qu’il ne correspondait pas toujours à l’emplacement sur la carte, par exemple I et 1 pouvaient être interchangés.
L’analyse des données est en cours. La plupart des huttes sont des huttes de couchage, mais certaines sont utilisées comme toilettes, pour stocker du matériel ou de la nourriture ou pour cuisiner. L’équipe a déterminé la proportion de huttes de couchage à l’aide de l’étude. En demandant combien de personnes ont dormi dans le bâtiment la nuit précédente, ils ont pu obtenir une bonne estimation de la population résidant dans le camp, en multipliant l’échantillon par un poids approprié. En outre, si le camp s’agrandit considérablement au cours des deux ou trois prochains mois, l’organisation peut prendre une autre image aérienne dans trois mois. Les spécialistes des SIG et des données peuvent imputer la structure et l’utilisation du camp à l’aide de l’analyse des données récentes. En nous appuyant sur la proportion de huttes de couchage, nous pensons que l’utilisation des huttes sera similaire, et nous pouvons également projeter l’utilisation dans les nouvelles estimations de la population.
Les données de surveillance épidémiologique aident MSF à surveiller et à suivre l’évolution d’une épidémie. Le choléra est endémique au Nord-Kivu. La situation de vulnérabilités qui prévaut dans les camps, les conditions de promiscuité et le manque d’accès à l’eau potable ont dégénéré, en mars 2023, en épidémie de choléra. Les épidémiologistes peuvent voir si l’épidémie se limite à la population du camp ou si elle commence à se propager à la communauté résidente. Ces données aident les travailleurs et les travailleuses humanitaires à préparer, dès les premiers signes de propagation, des mécanismes de réponse rapide, tels que la fourniture d’eau potable et la construction de latrines. En outre, grâce à l’analyse rétrospective des données, MSF peut mieux comprendre les caractéristiques de l’épidémie, comme la rapidité de sa propagation, l’effet de la réponse et le profil des personnes touchées. Cela permettra de répondre mieux et plus rapidement à la prochaine épidémie, et de sauver des vies, surtout dans les premiers jours d’une épidémie.
La méthode est déjà reproduite dans d’autres camps où MSF l’utilise pour entreprendre une enquête in situ. L’utilisation des données OSM numérisées à partir d’images satellites, l’échantillonnage spatial pour une enquête sur le terrain et les données épidémiologiques ont servi à guider notre action médicale. Le soutien de MSF, notamment la mise en place de centres de traitement du choléra et de services de santé de base, de programmes de promotion de la santé, l’approvisionnement en eau potable, la construction de latrines et la mise en œuvre d’un programme de vaccination, a permis de contenir les épidémies de choléra et de ramener le nombre de cas à des niveaux pré-épidémiques.
Une fois les épidémies de choléra sous contrôle, d’autres problèmes sanitaires et sociaux sont apparus : un nombre élevé de cas de rougeole dus à une faible couverture vaccinale, le mauvais état nutritionnel de nombreux enfants, la violence dans le camp, en particulier à l’encontre des femmes, l’absence d’écoles ou leur surpeuplement, le manque d’opportunités de revenus pour les adultes, etc. L’impact des géodonnées sur les interventions sanitaires de MSF dans les camps de personnes déplacées ne fait pas de doute. Elles ont permis d’estimer les populations, de comprendre les niveaux et les causes de mortalité, et de faciliter l’apprentissage au sein de l’organisation. Disponibles pour d’autres organisations humanitaires, les données OSM contribuent à améliorer la connaissance de la situation et la prise de décision au sein de projets visant à prêter assistance à ceux et celles qui en ont le plus besoin.