Syrie, 2020. © MSF
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Pas de sécurité pour un enfant

Le Dr Reza Eshaghian raconte son expérience en tant que chef d'équipe médicale à Al Hol

Dr Reza Eshaghian
MSF

Vikki, infirmière, Yasmeen, traductrice, et moi étions dans la salle d’attente de la clinique de Médecins Sans Frontières (MSF) dans l’Annexe, à l’intérieur du camp d’Al Hol, en Syrie. Nous y étions avant que les forces de sécurité ouvrent la barrière de l’Annexe. Nous attendions tranquillement depuis un moment, attendant l’ouverture.

Soudain, le silence a été interrompu par un homme arrivant à toute vitesse, paniqué, portant une personne inconsciente dans ses bras. Il y avait du sang sur son manteau et de la détresse sur son visage. Nous sommes accourus et l’avons guidé vers la pièce où se trouvait notre matériel d’urgence. Nous avons indiqué à l’homme de déposer la personne sur la civière. Ce qu’il a fait rapidement, puis est reparti en courant vers la porte.

Yasmeen et moi avons examiné le patient sur la civière. C’était un enfant d’environ 8 ans. Il portait un jean, un chandail et des souliers de course. Il avait une large dépression sur son crâne, au niveau du nez et des yeux, et un lent filet de sang coulait de son nez. De toute évidence, il avait subi un traumatisme contondant. Il ne respirait pas. Il n’avait pas de pouls.

Il était mort.

Le silence régnait dans la pièce, mais nos esprits allaient dans tous les sens. Que s’était-il passé?

Vikki m’a regardé. « Laisse-moi tenter de savoir ce qui s’est passé », a-t-elle dit en sortant de la salle.

Au moment où Vikki est sortie, le silence a viré à la panique. Trois femmes vêtues de niqabs noirs sont entrées en criant. L’une criait au garçon de se réveiller. Une autre plaidait en arabe pour obtenir des réponses. Pouvant lire la résignation sur le visage de Yasmeen et le mien, cette dernière a éclaté en sanglots.

« Yasmeen, pouvez-vous traduire? »

« Oui, bien sûr. »

“…« Je suis désolée… Il est décédé. »

Yasmeen a traduit mes mots.

Les trois femmes se sont mises à gémir. Nous avons attendu patiemment.

Quelques instants plus tard, le calme est revenu un peu.

« Puis-je demander ce qui s’est passé? »

Yasmeen avait du mal à comprendre leur arabe, car ce n’était pas leur langue maternelle. Les femmes ont expliqué que l’enfant jouait au marché avec d’autres garçons. Il y avait un gros rocher sur une sorte de mur. Le garçon a tendu la main vers la pierre, l’a tirée vers lui et elle lui est tombée dessus. Un homme travaillant au marché, témoin de la scène, a pris l’enfant dans ses bras et a couru vers notre clinique.

Les femmes nous ont demandé de ramener le garçon dans leur tente pour le nettoyer de façon appropriée en prévision de son enterrement, selon la pratique musulmane.

« Si c’est ce qu’elles souhaitent, de notre côté, il n’y a pas de problème », ai-je répondu.

Yasmeen et moi avons disposé le garçon d’une manière que nous croyons digne : nous avons mis ses  jambes droites et avons placé ses bras de chaque côté de son corps. Nous avons nettoyé une partie du sang et l’avons recouvert d’un drap. Puis, nous sommes sortis de la pièce afin de laisser à la famille un moment pour se recueillir.

Après être sorti de la pièce, j’ai toutefois appris que les autorités n’allaient pas laisser le corps du garçon retourner à sa tente. Il allait être emmené ailleurs pour y être enterré. Aucun résident de l’Annexe – pas même un membre de la famille du garçon – n’allait pouvoir rester avec le corps, ni être autorisé à assister à l’enterrement. Ce fut un rappel brutal; ce garçon était dans les faits un prisonnier.

Je suis retourné dans la salle pour informer la famille des restrictions imposées par les autorités.

« Les autorités ne veulent pas vous laisser le ramener à la tente. Une ambulance a été appelée, et elle partira avec lui. On m’a toutefois assuré qu’il serait enterré de manière appropriée selon la pratique musulmane. Je suis désolé. »

L’une des femmes s’est alors levée et s’est approchée de moi. Elle s’est mise à crier. Ses yeux étaient en furie, exigeant mon attention, exigeant que je la regarde dans les yeux et que je répète les mots que je venais de prononcer. La traductrice n’a pas pu suivre tout ce qu’elle dit, mais ce n’était pas nécessaire, le ton de sa voix en disait long – une réponse justifiée.

Une autre femme est venue interrompre la femme qui hurlait pour la calmer. Elle a fini par se résigner à la réalité de la situation. Elle m’a regardé et m’a adressé la parole.

« Elle veut laisser sa famille le voir avant qu’il ne parte. »

« Bien sûr. »

Yasmeen et moi sommes sortis de la pièce et nous sommes dirigés vers la barrière. Juste derrière se trouvaient une vingtaine de femmes et une poignée d’enfants. Ils étaient calmes. J’ai marché vers les gardes avec Yasmeen. Ils n’affichaient pas leur attitude fière habituelle; ils avaient le regard sombre. La mort d’un enfant est tragique, même s’il est votre prisonnier. Je leur ai parlé de la situation. Ils ont accepté de laisser entrer certains membres de la famille. L’ambulance est arrivée en même temps.

Je me suis entretenu avec le chauffeur. « Pouvez-vous laisser à la famille un peu de temps avec le corps? Ils ne pourront plus jamais le revoir. » Il a accepté.

Yasmeen et moi sommes retournés dans la salle d’attente, où le calme du début de journée était revenu. Une femme entrait et sortait occasionnellement de la pièce où se trouvait le garçon. Tous les membres du personnel étaient retournés dans leur salle de consultation, même s’il n’y avait pas d’autres patients.

Maintenant, tout ce qu’il y avait faire, c’était d’attendre. J’ai sorti mon ordinateur portable histoire d’être productif, mais je n’ai fait que regarder l’écran.

***

« Ils sont prêts » a finalement dit Yasmeen.

J’ai levé les yeux. La porte était ouverte, et une procession de femmes sortait de la pièce en direction de la barrière. Puis, la mère est sortie, en portant son fils dans ses bras. Le drap a ensuite été enlevé, et le corps a été présenté pour que tout le monde puisse le voir.

Je n’avais jamais assisté à un enterrement comme celui-ci, mais encore là, à quoi d’autre pouvais-je m’attendre dans un tel contexte où une mère ne peut pas décider elle-même comment enterrer le fils qu’elle vient de perdre.

Elle est revenue vers la barrière. Yasmeen et moi l’avons suivie.

La mère a annoncé, d’une voix forte et exigeante, l’arrivée de son fils. Tous les regards étaient dirigés vers elle. Elle a marché le long de la barrière fermée, en montrant son fils aux témoins emprisonnés. Les femmes de l’autre côté de la barrière tendaient les bras, chuchotant des prières. Les gardes avaient le regard baissé. Tout le monde a obéi dans ce rituel d’enterrement ad hoc, même si c’était la première fois qu’il était exécuté. La mère s’est arrêtée là pendant un instant. Elle voulait que tous ceux qui étaient là voient son fils et soient témoins de ce qui allait lui arriver. Elle l’a ensuite porté jusqu’à l’ambulance.

Nous entendions des pleurs. Les femmes se consolaient entre elles.

Il s’est passé environ 5 minutes.

Puis, derrière le groupe de femmes de l’autre côté de la barrière, une femme âgée est apparue; elle tenait par la main une fillette, âgée de 6 ans peut-être. Les gardes ont ouvert la barrière pour les laisser entrer. C’était la grand-mère du garçon et sa sœur. Elles ont rejoint la mère et ont marché ensemble vers l’ambulance. Ce matin, ils étaient tous ensemble, et maintenant elles devaient dire au revoir à leur petit-fils, fils, frère, à l’arrière d’une ambulance.

Quelques instants plus tard, la grand-mère, la sœur et la mère sont sorties de l’ambulance. Elles ont refranchi la barrière.

L’ambulance s’est éloignée.

L’atmosphère était lourde, et une à une, les femmes ont regagné leur tente.

***

J’ai passé la journée du lendemain au bureau. À la fin de la journée, un collègue médecin est venu me dire :

«… C’est arrivé aujourd’hui encore …»

« Que veux-tu dire… un autre enfant? »

« Oui… cette fois, c’est un camion-citerne qui a heurté un garçon de 7 ans. »

Le camp Annexe n’est pas un endroit sûr pour un enfant.