Asykum seekers in line for a food distribution in Dhar el-Jebel/Zintan detention centre. Libya. 2019. © Jérôme Tubiana/MSF
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Libye : « J’ai attendu deux ans et cinq mois qu’on m’évacue et il ne s’est rien passé »

Médecins Sans Frontières (MSF) appelle les pays qui le peuvent, dont les pays européens et nord-américains, à offrir une protection aux migrants et aux migrantes bloqué·e·s en Libye. Dans un rapport intitulé Out of Libya, MSF demande notamment que l’évacuation des personnes les plus vulnérabilisées qui vivent dans des conditions inhumaines dans le pays soit accélérée de toute urgence à travers le renforcement des mécanismes existants et l’ouverture de voies de sortie alternatives. 

Depuis le début de son intervention humanitaire auprès de personnes migrantes en Libye, en 2016, MSF a été confrontée de façon répétée à l’impossibilité de les protéger. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des centres de détention, MSF n’a pu garantir la continuité des soins pour celles et ceux qui présentent les troubles physiques et psychologiques les plus graves, et notamment pour les victimes de torture. 

« En Libye, la grande majorité des exilé·e·s sont victimes de détention arbitraire, de torture et de violences, y compris sexuelles. Leurs possibilités de protection physique et juridique y sont extrêmement limitées et fragiles. En conséquence, la route migratoire très souvent mortelle via la mer Méditerranée est parfois leur seule échappatoire », explique Claudia Lodesani, responsable des programmes en Libye pour MSF. « Nous pensons que les pays sûrs, notamment au sein de l’Union européenne, qui financent depuis des années les garde-côtes libyens et encouragent le retour forcé des migrants et des migrantes vers la Libye ont, au contraire, le devoir de faciliter la sortie et la protection, sur leur sol, de ces personnes victimes de violence ». 

Out of Libya – Ouvrir des voies de sortie sûres et légales pour les migrants

Le rapport Out of Libya que publie MSF décrit la faiblesse des mécanismes de protection existants pour les personnes bloquées en Libye. Les rares voies de sortie légale vers des pays sûrs mises en place par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) sont très lentes et restrictives. En effet, seules les personnes de neuf nationalités sont prises en compte pour l’enregistrement auprès du HCR, l’accès à ce service est quasiment inexistant en dehors de Tripoli et dans les centres de détention et le nombre de places dans les pays de destination demeure très limité. 

Ainsi, en 2021, seules 1 662 personnes sur environ 40 000 personnes inscrites ont pu quitter la Libye par l’intermédiaire des mécanismes de réinstallation du HCR, et environ 3 000 personnes par le programme de retour volontaire de l’OIM. Au total, on estime à 600 000 le nombre de personnes en exil dans le pays. 

Le rapport présente également des solutions alternatives, en particulier celles qui peuvent être mises en place par les organisations de secours et les gouvernements. En Italie, un corridor humanitaire a déjà été ouvert et permet la sortie d’un certain nombre de personnes en situation de grande vulnérabilité et ayant besoin de protection, notamment des patients et des patientes de MSF en Libye. Ce type de mécanismes doit pouvoir être dupliqué dans d’autres pays sûrs. En France, des discussions sont ainsi en cours avec les autorités afin d’évacuer notamment des personnes ayant survécu à la torture, à la violence et à la détention, ainsi que des personnes présentant de graves pathologies médicales. Ces personnes feraient l’objet d’un suivi spécifique de MSF à leur arrivée dans le pays d’accueil. 

Les médecins de MSF donnent des consultations à l
Depuis 2016, Médecins Sans Frontières mène des consultations dans les centres de détention libyens et dans les camps où vivent les migrants et les migrantes. Elle y fournit des soins de santé primaires, un soutien psychosocial ou des références vers des hôpitaux. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des centres de détention, les équipes médicales de MSF rencontrent des migrants et des migrantes victimes ou exposé·e·s à de forts risques de trafic, de torture, de violence sexuelle, d’extorsion et de violence de façon générale. Jérôme Tubiana/MSF

« La prise en charge médicale de personnes détenues arbitrairement et indéfiniment, ou à risque de subir des violences systématiques, pose de nombreux dilemmes. Nos possibilités d’actions sont, de fait, limitées. Pour réellement protéger les personnes les plus vulnérabilisées, il faut avant tout, et de toute urgence, les sortir du système de détention et du pays », explique Jérôme Tubiana, responsable de plaidoyer en Libye pour MSF. 

MSF est l’une des rares organisations internationales présentes en Libye. Elle y mène notamment des consultations dans des centres de détention et dans des logements de fortune qui abritent des personnes migrantes auxquelles elle fournit des soins de santé primaires et un soutien psychosocial. MSF organise également le transfert des personnes les plus gravement malades vers des hôpitaux et aide les migrants, les migrantes et les personnes réfugiées qui le souhaitent à s’enregistrer auprès des mécanismes de sortie du pays mis en place par le HCR et l’OIM. 

Ne plus rien attendre

Comme la plupart des réfugiés et demandeurs d’asile érythréens, John, aujourd’hui âgé de 38 ans, a quitté son pays pour échapper au service national obligatoire, sans limites de durée, que les Nations Unies décrivent comme étant « équivalent à de l’esclavage ». Les équipes MSF l’ont rencontré pour la première fois en juin 2019 dans un centre de détention libyen, alors qu’il était gravement malade et qu’il souhaitait quitter le pays pour rejoindre l’Europe. John livre le récit de près de trois années passées en Libye pendant lesquelles il a été incarcéré dans quatre centres de détention successifs.

La première fois que j’ai tenté de traverser la Méditerranée, c’était en décembre 2017. Le passeur nous avait prévenus : « certains d’entre vous vont partir aujourd’hui et les autres demain ». Nous sommes restés sur le rivage tandis que 180 personnes sont montées sur un bateau, avant de se retrouver en panne au large des côtes libyennes. Les garde-côtes ont ramené les gens à terre et certains d’entre eux ont pu nous appeler : « Ne prenez pas la mer, elle est trop mauvaise! » Avec 24 autres Érythréens, nous nous sommes enfuis. Quelques jours plus tard, le bateau que je devais prendre a coulé. Quatre-vingts personnes sont mortes noyées.

John se tient devant une photo dans son couloir.
John vit et travaille maintenant en Belgique après avoir passé presque trois ans en Libye où il a été détenu dans quatre centres de détention successifs. Les équipes de MSF sont restées en contact avec lui et elles l’ont interviewé à plusieurs reprises depuis qu’elles l’ont rencontré au centre de détention de Gharyan al-Hamra, en 2019. Belgique, 2021.Nicolas Guyonnet/MSF

C’est arrivé peu de temps après mon arrivée en Libye. Après avoir fui l’Érythrée, j’avais travaillé au Soudan pour mettre de l’argent de côté, afin de traverser le Sahara puis la Méditerranée. Mais je me suis rendu compte que la mer était dangereuse, que beaucoup de migrants se noyaient, et j’ai pris peur. Au même moment, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a commencé à enregistrer des demandeurs d’asile comme moi et à en évacuer certains vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Comme l’enregistrement se faisait en priorité dans les centres de détention, j’ai décidé de me faire enfermer dans un centre à Tripoli. J’ai été enregistré en mars 2018. J’ai passé sept mois dans ce centre de détention, puis les combats ont repris à Tripoli. On nous a alors transférés dans un autre centre de détention, isolé dans la montagne, près de Zintan.

Plusieurs personnes détenues sont tombées malades. Je toussais sans arrêt. Je ne le savais pas encore, mais j’avais contracté la tuberculose. Le directeur du centre et les médecins d’une organisation internationale ont sélectionné une quarantaine de détenus en nous promettant que nous serions transférés dans un hôpital à Tripoli. Au lieu de cela, nous avons été emmenés dans un autre centre de détention et nous avons été enfermés dans un conteneur pendant plusieurs mois. Huit d’entre nous sont morts à cause de la maladie. C’est pendant cette période, en avril 2019, que j’ai rencontré les équipes de Médecins Sans Frontières. Leurs médecins nous ont examinés et ont commencé à nous transférer vers des hôpitaux.

Le centre de détention était situé sur une ligne de front entre des milices rivales. Les bombardements étaient fréquents et des balles rentraient souvent dans le centre. Un jour, on nous a mis dans un bus en nous disant : « Vous êtes dans une zone de guerre, on s’est rendu compte que cet endroit n’est pas sûr pour vous. Vous allez rejoindre le Centre de rassemblement et de départ du HCR à Tripoli. » Tout le monde était content. On savait que les personnes qui étaient logées dans ce centre étaient sélectionnées pour être évacuées de Libye vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. Puis, quand on a atteint Zawiya, à 50 kilomètres de Tripoli, un employé du HCR nous a dit qu’il n’y avait aucune raison que nous rejoignions le Centre de rassemblement et de départ. On nous a lâché dans Tripoli en nous donnant 450 dinars libyens (121 CAD), soit à peine de quoi tenir deux semaines.

Des hommes sont courbés devant un centre de détention.
Des demandeurs d’asile détenus au centre de détention de Gharyan al-Hamra, en Libye, font leur toilette à la porte d’un des conteneurs dans lesquels ils ont été détenus entre janvier et mars 2019. Les conteneurs ont par la suite été ouverts. Libye. 2019.Jérôme Tubiana/MSF

Le HCR nous a dit que nous pouvions vivre en sécurité dans cette ville, mais pour nous, Tripoli n’est pas une ville où l’on peut vivre libre et en sûreté. Le quartier de Gargaresh est rempli de toxicomanes, trouver du travail est très difficile, les gens vous braquent avec des pistolets ou des couteaux et ils peuvent même vous tuer. Certaines personnes parmi nous ont préféré retourner dans un centre de détention plutôt que de risquer leur vie dans les rues de Tripoli. J’ai habité dans un bâtiment abandonné avec 110 autres personnes réfugiées, pour la plupart d’Érythrée. On était parfois douze par chambre. 

Un jour, nous sommes allés au bureau du HCR pour demander de l’aide et on s’est fait dépouiller par des miliciens qui tenaient un point de contrôle dans la ville. Certains d’entre nous ont essayé de travailler, mais on n’était pas payés ou alors on se faisait voler notre argent. Ça m’est arrivé à l’hôpital dans lequel je travaillais comme agent d’entretien. Un soldat a essayé de me recruter dans sa milice pour que je combatte à leurs côtés. Mais nous avons fui l’Érythrée pour ne pas devenir soldats. Comment pourrions-nous faire la guerre en Libye?

La période du coronavirus a été terrible pour nous. On ne trouvait pas de travail. Certains ont été emprisonnés et battus. Les employeurs avaient peur que les Noirs soient contagieux. Nous étions maigres à cause d’autres maladies et du manque de nourriture, mais les gens qui nous voyaient dans la rue pensaient qu’on avait le coronavirus. J’attendais toujours que le HCR me contacte pour me sortir de Libye. J’ai attendu deux ans et cinq mois et il ne s’est rien passé. À quoi bon rester en Libye si le HCR ne me contacte même pas? Prendre la mer, c’est risquer sa vie, mais rester en Libye, c’est aussi risquer sa vie. Si les réfugiés tentent la traversée, c’est parce qu’ils sont désespérés. J’étais désespéré. En novembre 2020, j’ai finalement décidé de tenter de nouveau la traversée. J’ai embarqué sur un bateau avec une centaine de migrants et de migrantes. Nous avons atteint par nous-mêmes l’île de Lampedusa, en Italie. 

Un homme écrit à une table pendant le petit-déjeuner.
Les équipes de MSF ont rencontré John pour la première fois en juin 2019 dans un centre de détention libyen, alors qu’il était gravement malade et qu’il souhaitait quitter le pays pour rejoindre l’Europe. John raconte l’histoire de près de trois années passées en Libye pendant lesquelles il a été incarcéré dans quatre centres de détention successifs.Nicolas Guyonnet/MSF

Bon nombre de mes camarades sont encore bloqués en Libye. Sur les quarante qui ont été évacués avec moi de Zintan, deux sont morts de tuberculose à Tripoli. Deux autres ont disparu en Méditerranée. Un ami a été capturé par les gardes-côtes libyens et enfermé de nouveau dans un centre de détention. Trois ont réussi à traverser, comme moi. À ma connaissance, seuls quatre ont été choisis pour être évacués par le HCR. Tant de frères sont morts durant les trois années que j’ai passées en Libye. Aujourd’hui, je suis en sécurité en Europe. J’ai un travail. Je suis libre. Mais j’ai tant perdu en Libye, je ne pourrais jamais retrouver ce que j’ai perdu.