Geo Barents : débarquement de 572 personnes après un retard injustifié au port de Catane
Après 10 jours en mer et trois jours d’attente dans le port de Catane, toutes les personnes rescapées qui se trouvaient à bord du Geo Barents ont enfin pu toucher terre dans un endroit sûr, loin de la violence et des souffrances qu’ils et elles ont fuies en Libye.
Les autorités italiennes n’ont initialement autorisé le débarquement que de 357 personnes, laissant les 215 autres à bord, tels des otages d’un débat politique. Cette décision illégale a privé plusieurs personnes de l’assistance et de la protection attendue une fois sur la terre ferme. Après le débarquement sélectif, l’état psychologique et physique de certaines des personnes restantes s’est considérablement détérioré. Une d’entre elles a été évacuée dans la nuit du 6 au 7 novembre en raison de fortes douleurs abdominales, alors que d’autres ont présenté des signes d’anxiété ou ont eu des crises de panique.
« Le processus de débarquement sélectif basé sur l’état de santé des survivants et des survivantes et les retards causés par les autorités italiennes sont inhumains, inacceptables et illégaux, puisque selon le droit maritime international, les personnes rescapées en mer doivent être débarquées dans un lieu sûr et dans un délai raisonnable. En vertu des directives et instruments juridiques pertinents, le débarquement dans un lieu sûr n’est pas conditionnel à l’existence de conditions médicales ou à d’autres raisons. Au contraire, les États côtiers responsables devraient faire tout leur possible pour réduire au minimum le temps de séjour des survivants et survivantes à bord du navire d’assistance, en tenant compte des circonstances particulières du sauvetage, telles que la situation à bord du navire et les besoins médicaux », explique Juan Matias Gil, directeur du projet de recherche et sauvetage de MSF.
« Plusieurs des personnes rescapées souffraient de traumatismes antérieurs résultant de la violence et des abus subis en Libye, dans leur pays d’origine, ou tout au long de leur voyage. L’attente prolongée a provoqué chez elles une grande détresse émotionnelle et psychologique. Les épisodes d’insomnie, d’anxiété et de détresse physique et psychologique sont devenus de plus en plus fréquents. Et pour notre part, nous n’avions aucune réponse à donner lorsqu’ils nous demandaient pourquoi nous ne pouvions pas débarquer », explique Stefanie Hofstetter, chef d’équipe médicale de MSF sur le Geo Barents.
Youssouf* était l’une des 214 personnes qui ont dû rester à bord plus longtemps. Dans l’après-midi du 7 novembre, avec deux autres rescapés, il a pris la décision désespérée de sauter par-dessus bord pour atteindre à la nage le quai du port. La troisième personne a finalement fait demi-tour et est revenue à bord; il a dit à l’équipe de MSF qu’il n’avait sauté que pour aider les deux autres, craignant qu’ils ne se noient. Youssouf* et Ahmed* (l’autre survivant ayant sauté du navire) ont plutôt passé la nuit sur le quai, refusant de manger et de boire en attendant une décision des autorités italiennes. Après plus de 24 heures sur le quai, Ahmed a commencé à présenter une forte fièvre et des signes de déshydratation; il a été transporté à l’établissement de santé le plus proche pour recevoir une assistance médicale de la part des autorités sanitaires italiennes.
« Après des jours et des jours sur ce bateau [le Geo Barents], je devenais fou. J’avais l’impression que mon corps et mes rêves se brisaient. Je suis reconnaissant pour toute l’aide que j’ai reçue à bord, mais je ne pouvais plus supporter cette situation », explique Youssouf au membre du personnel de MSF qui l’a aidé sur le quai, devant le Geo Barents. « J’ai quitté le nord de la Syrie pour assurer la sécurité de ma famille. J’ai quatre filles que j’ai laissées derrière, dans l’espoir qu’elles puissent venir me rejoindre bientôt en Europe, dans un endroit sûr. La plus jeune n’a que six ans. Elles ont vu des bombes tomber sur notre ville ces dernières années, et maintenant elles ne peuvent plus aller à l’école en raison de l’insécurité qui persiste dans la région. Les groupes armés sont partout; ils kidnappent des gens pour collecter des rançons. La situation est devenue incontrôlable, et je crains tous les jours pour leur vie. Je veux simplement trouver un endroit où elles pourront être libérées de la peur et se sentir en sécurité. C’est mon rêve, et je ne laisserai personne me l’enlever. »
Youssouf a finalement été autorisé à débarquer dans la soirée du 8 novembre, avec les autres personnes initialement exclues du débarquement sélectif.
Akhtar*, un jeune homme de 21 ans originaire du Bangladesh, a dit au personnel de MSF qu’il avait quitté son pays il y a près de deux ans. Son voyage l’a d’abord mené en Syrie, puis en Libye et finalement sur la mer Méditerranée où il s’est embarqué, au péril de sa vie, à bord d’un bateau en bois bondé.
« Je ne savais pas à quel point ce voyage serait difficile. Je suis resté en Libye pendant plus d’un an, où j’ai vécu dans un camp avec des gens de divers pays. Nous étions neuf personnes à dormir dans une chambre de dix mètres carrés, et il y avait une seule toilette pour plus de 200 ou 300 personnes. Un jour, la police est arrivée dans le camp, a arrêté plusieurs d’entre nous, et m’a emmené en prison. Au bout de quelques jours, on m’a donné un téléphone et on m’a demandé d’appeler ma famille. Je n’oublierai jamais ma mère qui criait au téléphone, alors que les gardes menaçaient de me couper la main avec une machette pendant que l’un d’entre eux filmait la scène. Les membres de ma famille ont finalement envoyé tout l’argent qu’ils possédaient pour me libérer. Je ne me pardonnerai jamais d’avoir causé toute cette douleur à ma mère. Je n’ai pas eu de nouvelles de ma famille depuis. Ma famille ne sait pas si je me suis noyé en mer. Je veux juste les appeler et leur dire que j’ai survécu », raconte Akhtar.
Le Geo Barents a quitté le port de Catane hier, puis se préparera à retourner en mer pour secourir d’autres personnes en détresse. C’est ainsi que nous avons répondu et continuerons de répondre à l’irresponsabilité des politiques européennes et nationales de non-assistance en mer qui condamnent les gens à se noyer et refusent de les laisser débarquer dans un endroit sûr.
« En tant qu’organisation humanitaire, nous poursuivrons nos opérations de sauvetage en mer, conformément au droit maritime international, qui a guidé nos activités jusqu’à présent. Un sauvetage commence par sortir les gens de l’eau, et se termine lorsque toutes les personnes rescapées débarquent dans un endroit sûr », ajoute Juan Matias Gil.
MSF mène des activités de recherche et sauvetage en Méditerranée centrale depuis 2015 sur huit navires (seule ou en partenariat avec d’autres ONG). Depuis le lancement des opérations de recherche et sauvetage à bord du Geo Barents, en mai 2021, les équipes de MSF ont secouru plus de 5 497 personnes et récupéré les corps de 11 personnes décédées en mer.
*Les noms ont été changés pour protéger la vie privée.