De janvier à novembre 2023, près d’un demi-million de personnes migrantes ont franchi la jungle du Darién, entre la Colombie et le Panama. © Juan Carlos Tomasi/MSF
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« Je ne le souhaite à personne » : voyage d’un migrant à travers la jungle du Darién

Keiber Bastidas
Migrant originaire du Venezuela

Keiber a émigré en Équateur avec sa femme, où ils ont eu deux enfants. Aujourd’hui, ils se rendent tous les quatre aux États-Unis. Keiber a été interrogé au centre d’accueil temporaire pour migrants de Lajas Blancas, au Panama, après avoir traversé la jungle du Darién.

« Nous avons quitté Valencia [au Venezuela] il y a cinq ans pour l’Équateur. J’ai 26 ans et ma femme en a 25. En Équateur, nous avons fondé une famille. Nos deux enfants sont équatoriens. 

Nous avons vécu à Guayaquil pendant quatre ans, presque cinq. Je travaillais comme livreur, mais ce que l’on pouvait acheter avec mon revenu était très peu, presque la même chose qu’au Venezuela. J’ai beaucoup pensé à retourner au Venezuela, mais tout est plus critique là-bas. En Équateur, les gens ne nous ont plus aidés. Il n’y avait plus de travail et nous avions faim. Notre loyer est devenu de plus en plus cher : d’abord 100 dollars, puis 150, puis 200, jusqu’à ce que nous ne puissions plus le gérer. On voulait nous payer 300 dollars par mois et en récupérer 200 en guise de loyer. C’était très injuste. La nourriture ne durait même pas 15 jours. Nous étions toujours endettés. C’est pourquoi nous avons décidé de partir.

Keiber Bastidas et sa famille attendent dans une salle de MSF pour recevoir des soins. © Natalia Romero Peñuela/MSF

Depuis Guayaquil, nous avons fait du stop et pris n’importe quel camion ou remorque sur lesquels nous pouvions monter. À Ipiales, la première ville [où nous sommes arrivés] en Colombie, nous sommes restés plusieurs jours et avec les 10 dollars que nous avions, nous avons pu manger. Nous ne connaissions aucun refuge pour personnes migrantes ni aucun endroit où manger. Un homme a eu pitié de nous et nous a emmenés à Cali dans sa camionnette. De là, nous sommes montés dans une semi-remorque jusqu’à Medellín, pour environ 30 000 pesos [7,40 dollars]. À Medellín, nous avons dormi dans la rue pendant deux jours, dans un poste de péage. Nous dormions par terre sous un drap. De là, un camion de ciment nous a emmenés à Santafé de Antioquia, une ville inoubliable où les gens sont très accueillants. Un homme nous a vus attendre et nous a donné 50 000 pesos [12 dollars] pour que nous puissions manger. Ensuite, nous sommes montés dans un camion-remorque jusqu’à Turbo. En chemin, ils nous ont donné une tente et 10 dollars américains. Nous sommes arrivés dans un parc appelé La Bombonera et nous y avons passé 13 jours à dormir avec plus de 100 familles. À Turbo, un homme m’a donné 150 dollars pour le billet [de bateau] [pour Acandí]. Grâce à Dieu et à lui, nous sommes ici.

Bateau qui transporte les personnes migrantes à Acandí (Chocó), la dernière ville de Colombie qu’ils croisent avant d’entrer dans la jungle du Darién. © Juan Carlos Tomasi/MSF

Bateau qui transporte les personnes migrantes à Acandí (Chocó), la dernière ville de Colombie qu’ils croisent avant d’entrer dans la jungle du Darién. © Juan Carlos Tomasi/MSF

De Turbo à Acandí, ils nous ont fait payer 160 000 pesos [40 dollars] par adulte, plus 150 dollars pour un guide, mais je n’avais que 150 dollars et une autre famille avait aussi 150 dollars, et pour ces dollars, ils ont pris les deux familles. Une fois arrivés, ils nous ont emmenés sur des triporteurs jusqu’au camp de Las Tecas. À Las Tecas, nous sommes restés une nuit avant de commencer la marche de cinq jours. Nous avons pris avec nous des soupes instantanées et la tente qu’ils nous ont donnée. Nous sommes arrivés à Acandí le vendredi et sommes entrés dans la jungle le dimanche. Avant de partir, toutes les personnes migrantes ont fait une prière. 

La jungle du Darién est la pire chose que j’ai vécue dans ma vie. Je ne la souhaite à personne. Nous pensions que ce serait plus facile, mais c’est vraiment dur. C’est une expérience totalement inoubliable. Ma femme a pleuré et j’ai pleuré. Si vous tombiez, vous mourriez. Ma femme ne sait pas nager et pleurait chaque fois que nous devions traverser une rivière. Il nous a fallu cinq jours pour traverser [la jungle du Darién] parce que nous étions avec nos enfants. En chemin, nous avons aidé une femme qui avait du mal à marcher.

Il y a un endroit dans la jungle où se trouve un tronc très épais au milieu de la rivière – un tronc énorme. De l’autre côté, il y a une chute d’eau très profonde. Les gens doivent sauter, en s’attachant d’abord avec une corde. Certaines personnes ont glissé en atteignant le bord du rocher. Après notre passage, un homme est mort. 

Le plus dur, c’était la boue épaisse. J’avais l’impression que j’allais y laisser mes dents. Je craignais dem’enliser avec mon fils. Quand il s’endormait, j’avais l’impression que mes bras étaient morts. La traversée des rivières m’a fait très peur, car si je l’avais laissé tomber, comment aurais-je pu le sauver? Nous avons escaladé trop de falaises. Nous avons entendu parler de plusieurs groupes qui ont été volés, mais pas nous. Tous nos doigts sont écaillés par des plaies sanguinolentes, alors nous sommes venus ici pour les faire examiner et soigner. Les enfants n’arrêtent pas de pleurer. 

Je ne retournerais pas dans cette jungle parce que c’est trop dur. J’étais sur le point de tomber avec mon enfant dans les bras, et j’ai vu ce qui se passait quand les gens tombaient. 

Aux États-Unis, j’ai un frère qui m’a dit qu’il nous aiderait, mais la vérité est qu’il ne nous a pas aidés du tout. Pendant quatre jours, il n’a même pas répondu à nos messages. Nous savons maintenant que le Costa Rica est le prochain pays. Je continue d’appeler mon frère pour voir s’il va me répondre. »