Des personnes se déplacent à Tawila et dans ses environs. Soudan, 2025. © Jérôme Tubiana
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« Jusqu’à quand et jusqu’à quel point la situation devra-t-elle empirer avant qu’il y ait une réponse sérieuse? »

Reza Eshaghian, un médecin de MSF, partage son témoignage sur la crise humanitaire qui sévit au Soudan.

Reza Eshaghian
Médecin MSF Canada

Je suis récemment rentré au Canada après avoir travaillé plusieurs mois avec Médecins Sans Frontières (MSF) au Soudan. Ce pays connaît actuellement l’une des crises humanitaires parmi les plus urgentes et les moins médiatisées au monde. 

L’Organisation des Nations Unies (ONU) estime que depuis le début de la guerre, en avril 2023, plus de 13 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur domicile, souvent à plusieurs reprises. Des familles ont perdu des proches. Le système de santé s’est effondré. Le Programme alimentaire mondial soutient que 24,6 millions de personnes, soit la moitié de la population du Soudan, sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë. Parmi elles, plus de 8 millions se trouvent déjà dans une situation d’urgence alimentaire.  

L’ampleur de la souffrance humaine est accablante.

Des personnes déplacées sont rassemblées à Tawila. Soudan, 2025. © Jérôme Tubiana

À Nyala et à Kas, où j’ai travaillé, nos équipes font tout leur possible. Elles soutiennent les hôpitaux, traitent les cas de malnutrition, prennent soin des personnes qui ont survécu à des violences et vaccinent les enfants. Mais l’ampleur des besoins dépasse largement les ressources disponibles. Chaque jour que j’ai passé au Soudan, j’ai été confronté à la totale insuffisance de l’assistance humanitaire. 

Au moment où j’écris ces mots, la famine menace et les violences sexuelles sont omniprésentes. Quand j’étais dans le Sud-Darfour, le camp de Zamzam, situé au Nord-Darfour, a été brutalement attaqué par les Forces de soutien rapide. Les membres du personnel humanitaires ont été battus et tués. À la suite de ces attaques, en avril, notre équipe à Tawila, une ville située à 60 kilomètres du camp, a vu arriver 25 000 personnes en seulement 72 heures. La plupart d’entre elles, essentiellement des femmes et des enfants, se trouvaient dans un état avancé de déshydratation et d’épuisement. Les équipes de MSF ont signalé que des enfants mouraient littéralement de soif pendant leur voyage et que plusieurs personnes malades et blessées avaient dû être abandonnées. « Les histoires… elles sont terribles », avoue un collègue qui s’est effondré en larmes après une longue journée de travail à Tawila, bouleversé par l’ampleur des souffrances.

En tant que membre du personnel humanitaire, nous pouvons panser les blessures, soigner les infections et apporter un peu de réconfort. Toutefois, nous ne pouvons pas mettre fin à la violence qui déchire le Soudan et qui continue de cibler des pères, des mères, des fils et des filles.

Aujourd’hui, la réalité de la vie au Soudan est telle que des centaines de milliers de personnes, déjà confrontées à une famine sévère, sont impitoyablement chassées de leurs foyers. Des personnes civiles, des membres du personnel humanitaire et des établissements de santé sont délibérément et régulièrement attaqués en toute impunité. Pourtant, et en dépit de ces conditions, une bonne partie de la communauté internationale parmi la plus influente du monde reste silencieuse ou absente.

Hitham, un infirmier de MSF, examine une femme alors qu’elle se rétablit dans le poste de santé de MSF à Tawila Umda. Selon l’ONU, plus de 100 000 individus ont fui vers Tawila après une attaque contre le camp de personnes déplacées de Zamzam, situé à proximité. Soudan, 2025. © Thibault Fendler/MSF

Cette inaction est un choix, et elle tue des gens. 

Je n’arrête pas de penser à une femme qui est venue à notre hôpital. Elle a été contrainte de fuir sa maison à Khartoum, à cause d’une vague de violence. Elle a franchi plus de 1 000 kilomètres et s’est retrouvée à Nyala. Son mari et deux de ses enfants ont été tués. Elle est arrivée à notre hôpital avec le seul de ses enfants ayant survécu, une fillette de trois ans qui avait de la fièvre. Nous avons soigné l’infection et rétabli la santé de sa fille. 

Mais en tant que médecin, je ne peux m’empêcher de penser que notre capacité à offrir des soins médicaux à cette petite fille a été éclipsée par tout ce que nous n’avons pas pu faire, et que nous ne pouvons toujours pas faire. La perte que cette mère a connue est le reflet d’un échec bien plus grand. En tant que membre du personnel humanitaire, nous pouvons panser les blessures, soigner les infections et apporter un peu de réconfort. Toutefois, nous ne pouvons pas mettre fin à la violence qui déchire le Soudan et qui continue de cibler des pères, des mères, des fils et des filles. Nous n’avons pas réussi à convaincre les parties belligérantes de respecter le droit humanitaire international. Nous n’avons pas non plus réussi à obtenir les accès nécessaires pour atteindre les gens qui ont le plus besoin de soins. Nous ne pouvons pas arrêter la guerre.

Au Sud-Darfour, MSF est pratiquement la seule organisation à diriger et à coordonner l’intervention humanitaire. Et pourtant, les membres du personnel recrutés au Soudan avec lesquels j’ai travaillé se sont chaque jour présentés au travail. Ils l’on fait, même s’ils étaient confrontés à la même violence, à la même faim et au même chagrin que les gens à qui ils tentaient de prêter assistance.

Le Soudan entre maintenant dans la troisième année de ce conflit brutal qui perdure. L’insécurité alimentaire s’aggrave et plusieurs régions ont atteint le stade de la famine. Cette crise humanitaire causée par les humains ne cesse d’empirer, alimentée par un conflit incessant, l’obstruction continue des parties belligérantes et l’échec de la réponse internationale.

Dans l’entrepôt de MSF, des membres du personnel transportent des denrées alimentaires qui seront distribuées à Nyala, dans le Sud-Darfour. Soudan, 2025. © Abdoalsalam Abdallah

Et donc je pose la question : jusqu’à quand et jusqu’à quel point la situation devra-t-elle empirer avant qu’il y ait une réponse sérieuse?

Lors du sommet du G7 qui s’est tenu en juin, il a été profondément décevant de voir que le Canada et les autres pays membres n’ont pas utilisé leur pouvoir pour protéger les personnes piégées dans des situations d’urgence humanitaire, comme au Soudan. Il était déchirant de voir les démocraties les plus puissantes du monde rester silencieuses face à la pire crise de déplacement au monde. Le Soudan n’a même pas été mentionné. 

Ce silence est particulièrement douloureux dans le contexte de ce dont j’ai été témoin. Le Soudan connaît l’un des conflits les plus complexes et les moins médiatisés dans lesquels j’ai travaillé. En tant qu’humanitaire, j’ai déjà travaillé dans des zones de guerre, mais j’y ai habituellement vu une meilleure coordination de la part de l’ONU, davantage d’organisations non gouvernementales et une présence internationale plus importante. Au Sud-Darfour, MSF est pratiquement la seule organisation à diriger et coordonner l’intervention humanitaire. Et pourtant, les membres du personnel recrutés au Soudan avec lesquels j’ai travaillé se sont chaque jour présentés au travail. Ils l’on fait, même s’ils étaient confrontés à la même violence, à la même faim et au même chagrin que les gens à qui ils tentaient de prêter assistance. Ils ont partagé leur force. Ils ont apporté leur dignité. Ils m’ont rappelé pourquoi nous faisons ce travail et pourquoi les institutions mondiales ne doivent pas détourner le regard.

Les familles que j’ai rencontrées au Soudan ont besoin de bien plus que des soins médicaux. Elles ont besoin de sécurité, de stabilité et d’un avenir.

Depuis mon retour, je ne peux m’empêcher de penser que la politique et le pouvoir passent avant la vie et la dignité humaines. Personne ne le sait mieux que la femme que j’ai rencontrée à Nyala avec sa fille de trois ans. 

Je ne suis qu’un autre travailleur humanitaire de retour du Soudan, qui partage des histoires déchirantes pour tenter d’attirer l’attention sur l’une des pires crises humanitaires au monde. Pourtant, j’ai l’impression que le monde s’est largement détourné.    

Il ne s’agit pas seulement de politique, mais d’êtres humains. En tant que médecin, je peux soigner les maladies et apporter du réconfort. Mais je sais que cela ne suffit pas. Les familles que j’ai rencontrées au Soudan ont besoin de bien plus que des soins médicaux. Elles ont besoin de sécurité, de stabilité et d’un avenir. Et cela ne peut advenir que si ceux et celles qui détiennent le pouvoir choisissent d’agir pour exiger que les atrocités commises au nom de cette guerre ne soient pas accueillies avec indifférence. Le monde doit agir maintenant pour rétablir la sécurité et la dignité de millions de personnes; notre humanité commune l’exige.