Haïti, 2023. © Alexandre Marcou/MSF
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Comment des pays comme le Canada peuvent-ils aider à surmonter certaines des crises qui affligent Haïti

Alors que la population haïtienne vit des situations de crise complexes, il est urgent d’adopter une approche plus efficace en matière d’assistance humanitaire

Michael Lawson
Chargé des affaires humanitaires MSF

Par Michael Lawson, chargé des affaires humanitaires pour MSF Canada

« Nous n’avons pas d’eau, nous n’avons pas de nourriture. Nous n’avons rien. »

C’est ainsi que l’homme qui se tient debout devant une clinique médicale mobile gérée par Médecins Sans Frontières (MSF) à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, décrit la situation dans laquelle il se trouve avec sa famille depuis qu’il a été forcé de quitter son domicile, deux mois plus tôt. Nous discutons dans la cour d’une petite église du quartier de la Croix-des-Bouquets où il s’est réfugié avec d’autres personnes après avoir fui les attaques de bandes armées.

« Aujourd’hui, c’est la première fois que nous voyons quelqu’un et que nous recevons de l’aide », dit-il en parlant de la clinique de MSF. « Personne d’autre n’est venu ici. »

Avec plus de 900 personnes qui dorment dans un petit espace, sans toit ni toilettes fonctionnelles, l’homme nous dit que les conditions de vie dans ce camp de fortune temporaire ne conviennent pas aux personnes en situation de vulnérabilité. Il nous montre de la main des petits enfants, des femmes enceintes et des personnes âgées à proximité. « Nous sommes complètement laissés à nous-mêmes », déplore-t-il. D’autres personnes affirment que cette cour était leur seule option de refuge.

« Des hommes armés sont venus et ont pris nos maisons », nous raconte une femme. « Si nous devions partir d’ici, nous n’aurions nulle part où aller. »

Une autre femme, enceinte de cinq mois, affirme qu’elle doit dormir à même le sol de la cour depuis que des hommes armés ont incendié sa maison. Ce matin-là, la consultation qu’elle a pu obtenir à la clinique mobile de MSF était sa première occasion de parler de sa grossesse avec un médecin. Il aurait en effet été dangereux pour elle de sortir de chez elle, à la recherche de soins.

L’ONU estime qu’à Port-au-Prince, plus de 127 000 personnes vivent actuellement en déplacement en raison des activités des groupes armés. Ces derniers recourent à la violence et à la terreur pour prendre et maintenir le contrôle du territoire, à la fois dans la capitale et ailleurs dans le pays.

Pourtant, malgré le nombre de personnes touchées par la situation, l’assistance humanitaire aux individus forcés de se déplacer est insuffisante. Il manque de camps formels pour les personnes déplacées dans le pays, et dans bien des endroits où les besoins sont les plus importants, les agences humanitaires brillent par leur absence.

Un pays où de multiples crises se superposent

Malheureusement, les déplacements dus à la violence ne sont que l’un parmi tant d’autres défis humanitaires importants auxquels est confronté Haïti, qui connaît plusieurs situations d’urgence complexes et concomitantes. Les systèmes d’assainissement et d’approvisionnement en eau, par exemple, ne fonctionnent plus dans de nombreuses régions du pays, ce qui expose davantage la population à des maladies mortelles comme le choléra. Le début d’épidémie qui a d’ailleurs submergé le système de santé déjà limité en Haïti, en septembre dernier, a récemment repris de plus belle. Globalement, environ 5,2 millions de personnes (sur une population de 11,5 millions) ont besoin d’assistance humanitaire en Haïti, et selon le Programme alimentaire mondial, 4,9 millions de personnes souffrent gravement de la faim.

En tant que l’une des seules organisations de soins médicaux d’urgence opérationnelles dans le pays, MSF est particulièrement préoccupée par le manque d’accès des communautés aux services de santé de base. C’est le cas notamment des soins aux survivantes et aux survivants de violences sexuelles et sexospécifiques. Les données recueillies auprès des cliniques spécialisées dans le traitement des violences sexuelles et sexospécifiques de MSF indiquent que le nombre de cas de ce type de violences atteint des niveaux alarmants à Port-au-Prince et au-delà.

Manque d’attention aux besoins humanitaires

À presque tous les égards, Haïti est aux prises avec une grave crise humanitaire qui nécessite de toute urgence une réponse internationale d’envergure. Cependant, devant les niveaux élevés d’insécurité, de nombreuses agences humanitaires demeurent réticentes à opérer dans les zones les plus touchées. Si modeste soit-elle, l’attention internationale que reçoit Haïti a été davantage axée sur l’incapacité apparente du pays à freiner la violence armée que sur la recherche de moyens pour répondre aux besoins humanitaires.

Il ne faut pas sous-estimer les défis que représente l’assistance humanitaire dans un contexte de détérioration de la sécurité en Haïti – et à Port-au-Prince en particulier. La semaine dernière, une vingtaine d’hommes armés sont violemment entrés dans l’hôpital MSF de Tabarre pour emmener de force un patient blessé par balle qui se trouvait en salle d’opération. Cette intrusion a obligé MSF à suspendre toutes ses activités dans cet établissement, alors que d’autres programmes restent opérationnels ailleurs à Tabarre et dans le pays.

Plus tôt cette année, MSF a dû fermer temporairement son hôpital dans le quartier de Cité Soleil en raison de la violence qui régnait à l’extérieur des murs de l’établissement. Celui-ce s’est en effet trouvé à la frontière entre deux zones distinctes contrôlées par des bandes armées. « Nous observons une scène de guerre à quelques mètres de notre hôpital », avait déclaré le conseiller médical de MSF à ce moment. Des zones de la capitale autrefois considérées comme sûres sont de plus en plus souvent le théâtre d’attaques. Les groupes armés recourent à la violence extrême, y compris de nature sexuelle, contre la population, alors qu’ils se disputent le contrôle du territoire et de l’économie.

L’aide humanitaire est désespérément nécessaire. Des millions de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable, à des soins de santé ou à suffisamment de nourriture. Les cas de choléra augmentent à nouveau rapidement, et l’absence quasi totale de systèmes d’assainissement et d’approvisionnement en eau fonctionnels à Port-au-Prince et ailleurs demeure une vive préoccupation en ce qu’elle contribue à la propagation de maladies d’origine hydrique. Dans les cliniques mobiles de MSF à Port-au-Prince, nos équipes médicales constatent des niveaux importants de gale, une affection cutanée contagieuse désignée comme une maladie tropicale négligée par l’Organisation mondiale de la Santé. Cela reflète du manque d’accès à l’eau potable ou aux services de santé de base. Les femmes, les enfants et les autres personnes touchées par les niveaux choquants de violences sexuelles dans la capitale et ailleurs ont peu d’endroits où se tourner pour obtenir des soins ou se mettre en sécurité. Certes, les cliniques spécialisées dans le traitement des violences sexuelles et sexospécifiques de MSF à Port-au-Prince et dans l’Artibonite fournissent des soins médicaux et psychosociaux essentiels à des personnes ayant survécu à ce type de violences. Ces établissements sont toutefois difficiles à atteindre dans les quartiers en proie à la violence. Par ailleurs, il n’existe pratiquement aucun programme d’hébergement ou de soutien économique et juridique où les individus incapables de rentrer chez eux en toute sécurité peuvent être orientés. Bien qu’Haïti compte de nombreuses organisations, notamment locales, pour fournir de tels services, un manque de financement prévisible ou à long terme envers de telles initiatives expose des personnes déjà vulnérabilisées à un risque accru.

Que peut faire le Canada?

Avant que la situation puisse se rétablir en Haïti, il faut que les pays comme le Canada repensent sérieusement leur façon de prêter assistance. Les opérations de MSF en Haïti reposent sur un financement indépendant basé sur des dons privés. La plupart des autres organisations d’intervention humanitaire qui y travaillent – et les organisations locales qui en dépendent – comptent toutefois sur le soutien financier de bailleurs de fonds gouvernementaux provenant de la communauté internationale. Si l’on souhaite intensifier les activités d’urgence de façon à réellement répondre aux besoins du pays, le soutien doit s’éloigner des projets à court terme et temporaires. Il doit se concentrer sur des initiatives à plus long terme capables de combler de manière fiable les lacunes humanitaires persistantes.

Fait encourageant, les parlementaires canadiens sont récemment arrivés à une conclusion similaire. Dans un récent rapport intitulé La situation des droits de la personne en Haïti, les membres du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international, composé de députés et députées de tous les principaux partis à la Chambre des communes du Canada, ont recommandé que le gouvernement du Canada «ne se contente pas de concentrer son aide à Haïti sur les besoins humanitaires immédiats, mais qu’il élabore une stratégie à long terme pour le pays, dotée d’un financement et de résultats prévisibles et à long terme. Le gouvernement du Canada doit également miser sur sa position à titre d’un des principaux partenaires humanitaires d’Haïti pour persuader la communauté internationale d’accroître l’aide humanitaire et l’aide au développement. »

Le Canada a en effet un rôle important à jouer pour relever les nombreux défis auxquels Haïti est actuellement confronté. Ce pays est non seulement dans notre arrière-cour hémisphérique, mais nous maintenons avec lui un engagement d’aide de longue date. À ce titre, la recommandation du Comité permanent souligne l’un des principaux moyens pour le Canada de prendre les mesures qui s’imposent. L’assistance à court terme ne permettra pas aux organisations les mieux placées pour répondre aux besoins humanitaires les plus urgents d’Haïti de renforcer la présence et les réseaux dont elles ont besoin pour opérer dans un environnement aussi complexe. Le Canada peut s’attaquer directement à ce problème grâce à une approche stratégique à long terme de l’assistance humanitaire et utiliser sa notoriété pour encourager les autres membres de la communauté internationale à faire de même.

Il faut agir sans tarder

Présente en Haïti depuis plus de 30 ans, MSF comble une lacune critique dans un pays où l’accès à des services de santé gratuits et fonctionnels serait autrement inexistant. Notre façon de travailler en tant que prestataire de soins médicaux indépendant, neutre et impartial a permis d’établir un dialogue avec diverses parties prenantes du pays. Cela a souvent permis à nos équipes d’accéder aux communautés vulnérabilisées et d’opérer en toute sécurité dans certaines zones où d’autres ne le peuvent pas. Toutefois, nous savons par expérience que le contexte de sécurité instable qui sévit en Haïti peut évoluer rapidement. Nous savons aussi que dans ce contexte, notre devoir d’assurer la sécurité du personnel, des patientes et des patients limite nos capacités à atteindre toutes les zones où l’assistance est la plus nécessaire.

Nous sommes à même de constater les immenses besoins humanitaires en Haïti. Nous sommes aussi témoins de la grande détresse des personnes à qui nous prêtons assistance et des autres laissées pour compte au milieu d’une série paralysante de crises sanitaires et humanitaires. Et le passé nous a appris que l’établissement d’une présence humanitaire engagée et efficace peut contribuer à soulager la souffrance dans les endroits inaccessibles, en plus de créer des conditions propices à l’élargissement des activités humanitaires.

C’est pourquoi il est urgent que le gouvernement du Canada suive la recommandation du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international. Il doit non seulement donner la priorité à une réponse humanitaire immédiate, mais aussi veiller à ce que tous les autres pays bailleurs de fonds restent engagés dans une assistance humanitaire à long terme et prévisible apte à répondre aux besoins les plus urgents et les plus importants en Haïti. De retour dans la cour de l’église, ce même point a été repris par un autre homme, qui voulait s’assurer que le monde ne reste pas indifférent à sa situation et à celle de concitoyens et concitoyennes. « Dites à tout le monde ce qui se passe ici », s’exclame-t-il. « Dites à la communauté internationale que les gens en Haïti doivent abandonner tout ce qu’ils ont et qu’ils sont forcés de vivre dans un endroit qui ne leur appartient pas. Ils dorment sous la pluie. Le monde a besoin de savoir. »