Patient samples at MSF’s Hospital on the Hill at Kutapalong-Balukhali camp in Cox’s Bazar district, Bangladesh © Elizabeth Costa/MSF
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Le dernier des médicaments : garantir la disponibilité des médicaments importants en cas de nécessité

D’Adam Houston, responsable du plaidoyer et des politiques médicales pour MSF Canada

La célèbre série dramatique télévisée post-apocalyptique intitulée The Last of Us (Le dernier d’entre nous) a permis de dégager un enseignement clair, à savoir qu’il est beaucoup plus agréable de regarder par procuration une épidémie se dérouler sur le petit écran que d’en faire l’expérience soi-même.

La série jouit d’une popularité culturelle, y compris au Canada où elle a été réalisée et filmée en Alberta. Elle a été qualifiée de la plus grande production télévisée de l’histoire du Canada. Sa représentation d’un champignon qui transforme les gens en zombies –s’inspirant d’un véritable champignon qui heureusement s’attaque aux insectes et non pas aux êtres humains– a, quant à lui, attiré davantage l’attention sur le thème plus grave portant sur ce qui pourrait être à la source de la prochaine pandémie. Dans cette optique, elle rappelle que les champignons eux-mêmes peuvent poser une menace sérieuse pour la santé publique; ils sont même susceptibles de déclencher une pandémie, phénomène qui a été amplement constaté par des taux élevés de mortalité lors de pandémies touchant des espèces non humaines telles que les amphibiens et les chauves-souris dans le monde (notamment au Canada).

La flambée mortelle de cas de « champignon noir » (mucormycose) qui a fait son apparition en même temps que la COVID-19 en Inde, coûtant la vie à des milliers de personnes, est un avant-goût de ce à quoi pourrait ressembler une telle pandémie. L’incidence de cette flambée a été aggravée par des pénuries de médicaments, Médecins Sans Frontières (MSF) faisant partie des voix qui réclament d’améliorer l’accès au traitement et de le rendre plus abordable.

La nécessite d’assurer l’accès au traitement pendant une épidémie majeure normalement rare souligne certains des défis négligés dans l’état de préparation à une pandémie. Dans les films et à la télévision, la riposte contre une pandémie nécessite souvent d’inventer un nouveau remède miraculeux pour éliminer un nouvel agent pathogène. En réalité, une intervention suppose souvent de pouvoir aussi accéder à des outils déjà en place. On n’accorde fréquemment peu d’attention au fait que l’accès à certains de ces outils en place peut être de moins en moins garanti ou inexistant dans certains pays, c’est-à-dire que ces outils font défaut lorsque l’on en a besoin.

Il s’agit d’un enjeu auquel de nombreux systèmes de santé doivent faire face, même au Canada. Examinons les outils à disposition pour lutter contre les champignons. La Liste modèle des médicaments essentiels dressée par l’Organisation mondiale de la santé – les médicaments de base qui devraient être disponibles dans tout système de santé opérationnel – comprend huit antifongiques principaux. Parmi ceux-ci, seuls six sont vendus actuellement au Canada. Il semble aller de soi que l’état de préparation à une pandémie, aussi hypothétique que cela puisse paraître, n’est pas optimal s’il manque 25 % des outils de base reconnus mondialement dans la boîte à outils. Malheureusement, l’accès aux médicaments au Canada, comme partout ailleurs, repose sur un intérêt commercial; un médicament qui répond uniquement aux besoins d’un petit nombre de patients dans des circonstances normales peut disparaître du marché ou ne jamais être mis initialement sur le marché national, quelle que soit l’importance qu’il revêt pour ces patients ou son utilité possible dans des circonstances anormales comme une pandémie.

Les forces du marché sont clairement à l’œuvre derrière l’absence de ces deux antifongiques essentiels. La griseofulvine, médicament par voie orale servant à traiter les infections fongiques de la peau lorsque des traitements topiques s’avèrent inefficaces, était distribuée au Canada par plusieurs fournisseurs il y a quelques décennies, mais ceux-ci se sont tous retirés du marché à la fin des années 1990 et début des années 2000, la rendant indisponible. L’autre, la flucytosine, n’a jamais été du tout commercialisée au Canada. Il est pour le moins paradoxal qu’au cours d’une période récente où on ne comptait qu’un seul fournisseur de la flucytosine aux États-Unis, ce fournisseur – une compagnie canadienne connue alors sous le nom de Valeant – a profité de son monopole américain pour augmenter considérablement le prix de ce vieux médicament hors brevet fabriqué en fait au Manitoba pour être exporté aux États-Unis. Par ricochet, la flucytosine est un médicament que l’on veut avoir sous la main lorsque cela s’avère nécessaire. Par exemple, il s’agit de l’un des trois médicaments figurant dans les directives en matière de traitement de l’OMS pour l’infection fongique, méningite cryptococcique, une co-infection chez des individus au système immunitaire affaibli qui représente la deuxième cause de mortalité chez les personnes atteintes du VIH dans le monde. MSF continue de plaider pour que la flucytosine soit abordable et accessible à l’échelle mondiale.

Les antifongiques ne constituent pas le seul exemple de médicaments utiles qui auront peut-être disparus au moment où on en aura besoin. Par exemple, en janvier 2023, le seul fournisseur de la formulation orale de l’antiviral ribavirine a cessé la production de ce produit au Canada. Cette situation a de graves conséquences pour un sous-groupe de patients atteints de l’hépatite C qui ont toujours besoin de recevoir ce médicament dans le cadre de leur traitement. La ribavirine est également un élément important de la boîte à outils de préparation en cas de pandémie. C’est l’un des rares médicaments sur le marché qui traite un éventail de fièvres hémorragiques, dont l’hantavirus, maladie mortelle présente au Canada et transmise par l’urine, les excréments ou la salive des rongeurs.

Il vise également à traiter la fièvre de Lassa et la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, deux des maladies que l’OMS a priorisées sur sa liste restreinte des agents pathogènes prioritaires susceptibles de devenir des flambées ou des épidémies, une liste où figurent aussi des maladies telles que le SRAS, Ebola et la « maladie X », l’agent pathogène hypothétique et encore inconnu qui pourrait provoquer la prochaine pandémie. Comme la griseofulvine et la flucytosine, la ribavirine figure sur la Liste des médicaments essentiels de l’OMS, indiquée aussi bien dans le traitement de l’hépatite que des fièvres hémorragiques. Il ne s’agit pas d’un médicament miracle, mais en l’absence de meilleures solutions de rechange, demeure un outil vital dans la boîte à outils pour soigner les patients aujourd’hui, et pour être prêts à lutter demain contre une pandémie.

Faire face à une pandémie quand il manque des outils importants dans la boîte à outils ne relève pas de pures conjectures. Au début de la pandémie de COVID-19, le Canada a été confronté à une pénurie de nombreux médicaments, non seulement de médicaments utilisés lors des interventions liées à la COVID-19 mais aussi de ceux utilisés à d’autres fins. On compte parmi les facteurs ayant contribué aux pénuries, un bond dans leur usage en raison de la pandémie ainsi que la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Mais dans quelques cas, la pandémie nous a rappelés à la dure réalité que certains médicaments importants n’étaient simplement pas du tout disponibles au Canada.

Sur les 30 médicaments visés par des pénuries de niveau 3 – ces pénuries « qui ont la plus grande incidence potentielle sur l’approvisionnement en médicaments et le système de soins de santé du Canada » – au début de juin 2020, quatre, y compris trois servant à riposter contre la COVID-19, n’étaient plus commercialisés au Canada. Dans le cas de ces quatre médicaments, trois d’entre eux figurant également sur la Liste des médicaments essentiels de l’OMS, le dernier fournisseur a délaissé le marché canadien avant la pandémie. À cause de l’incapacité à garantir la disponibilité de médicaments importants dans des circonstances normales, ils n’étaient plus précisément disponibles quand ils avaient « la plus grande incidence » sur le système de soins de santé du Canada.   

Lors de ses activités à travers le monde, MSF a recours à un grand nombre des médicaments mentionnés ci-dessus, de la flucytosine à la ribavirine. Ces activités ont souvent lieu dans des contextes humanitaires où les ressources en santé sont limitées. Le fait que ces mêmes médicaments soient totalement indisponibles dans un pays à revenu élevé disposant d’importantes ressources comme le Canada nous rappelle les lacunes en matière de préparation en cas de pandémie. Une pandémie est un phénomène mondial exigeant une intervention mondiale. Alors que les pays examinent l’importance de l’accès aux médicaments lors d’une pandémie, tant au moyen de mesures internationales telles que l’accord sur la pandémie de l’OMS actuellement en cours de négociation, que de mesures nationales telles que la nouvelle stratégie en matière de biofabrication et de sciences de la vie du Canada, l’accent est souvent mis sur l’accès à de nouveaux outils, comme les vaccins contre la COVID-19.

Il ne faut pas perdre de vue la nécessité de conserver l’accès aux outils déjà en place. Selon le médicament, des modes d’action pourraient aller du démarrage ou du maintien de la production à l’échelon local à l’amélioration de l’identification des fournisseurs de confiance à l’échelle mondiale afin de centraliser l’approvisionnement international. Concentrer ses efforts sur l’accès à des médicaments déjà sur le marché, aussi bien pour des besoins immédiats qu’en prévision d’une pandémie, ne donne pas nécessairement une émission télévisuelle très intéressante, mais peut améliorer l’issue de la prochaine vraie pandémie.