Dans le village de Salem, une voiture de MSF est stationnée devant la maison d’une personne qui participe à une séance de psychothérapie à domicile. Cisjordanie, 2023. © MSF
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« Laissez-moi mourir avec ma famille » : l’histoire d’un réfugié gazaoui en Cisjordanie

Abbas* est l’un des 6 000 Palestiniens de Gaza qui travaillaient en Israël et qui se sont réfugiés en Cisjordanie à la suite du conflit entre Israël et Gaza. Abbas figure aujourd’hui parmi les gens qui reçoivent du soutien psychologique de la part des équipes de MSF, à Naplouse. Il décrit l’épreuve que représente le fait d’être déplacé et séparé de sa famille, qui reste piégée sous les bombes à Gaza.

À l’aube, Abbas allume une cigarette et regarde au loin le paysage accidenté de la Cisjordanie. Il n’a pas dormi de la nuit : il l’a passée à penser à sa famille sous les bombes à Gaza, à plus de 100 kilomètres de là. Son seul objectif de la journée est le même que tous les autres jours : pouvoir parler à ses proches.

Vue d’ensemble de Naplouse. Cisjordanie, 2023. © MSF 

« Toute ma famille est à Gaza, dispersée entre le nord, et Khan Yunis et Rafah au sud. Ma femme et mes enfants vivent dans une tente : ils ont déjà été déplacés quatre fois depuis le début du conflit. Ils ont parfois dormi dans la rue, dans des mosquées ou encore dans des bâtiments abandonnés. Mes quatre enfants ont entre 5 et 14 ans, vous imaginez? », dit Abbas en se raclant la gorge.

« Chaque matin, à l’aube, j’essaie de les joindre par téléphone pour savoir s’ils ont survécu à la nuit. Certains jours, les communications sont coupées et je dois attendre des jours avant d’avoir de leurs nouvelles. »

Abbas est ce que l’on appelle un « travailleur gazaoui » : un Palestinien de Gaza qui se rendait en Israël pour y travailler. Chaque mois, il traversait la frontière depuis le nord de la bande de Gaza, où se trouvait sa maison. Il allait travailler dans une usine sidérurgique pendant quelques semaines, avant de rentrer chez lui pour une pause de trois jours. En tant qu’aîné de la famille depuis le décès de son père, il est également responsable du reste de sa famille, y compris de ses frères et sœurs.

Le 7 octobre, lorsque le Hamas a lancé son attaque contre Israël, Abbas était au travail. Le lendemain, des soldats israéliens sont arrivés à l’usine et ont commencé à harceler les travailleurs palestiniens, menaçant de les abattre s’ils ne fuyaient pas en Cisjordanie. Abbas s’est réfugié dans les montagnes pendant deux jours, avant d’atteindre finalement la Cisjordanie. Selon le ministère du Travail de l’Autorité palestinienne, 6 000 personnes habitant à Gaza, se sont réfugiées en Cisjordanie, comme Abbas. Lorsqu’il a franchi le poste de contrôle israélien, les soldats lui ont pris son argent et ses effets personnels, à l’exception de son téléphone. « Je me considère comme chanceux, car j’ai réussi à garder mon téléphone. D’autres n’ont pas eu cette chance : ils ont été arrêtés, battus et certains ont même disparu », explique Abbas. « Je n’ai pas de famille ici, en Cisjordanie, alors j’ai trouvé refuge dans une communauté avec d’autres travailleurs. Nous vivons dans des conditions terribles, dormant à même le sol, sans matelas, sans couverture, sans chauffage, mais ce n’est rien comparé aux conditions horribles de Gaza ».

Alors que Gaza est écrasée par les bombardements incessants de l’armée israélienne, la Cisjordanie connaît aussi des événements sanglants. La violence et le harcèlement mené à l’encontre des Palestiniens et des Palestiniennes par les colons et les forces israéliennes étaient déjà courants avant le 7 octobre. Cependant, selon les Nations Unies, un nombre record de Palestiniens et Palestiniennes a été tué dans cette région en 2023, perpétuant ainsi la terrible tendance des dernières années. Après le 7 octobre, le nombre d’attaques a encore augmenté. Être attaqué par des colons ou arrêté et battu par les forces israéliennes est devenu un événement quotidien pour les Palestiniens et les Palestiniennes de Cisjordanie. Par ailleurs, les opérations militaires israéliennes dans les camps de personnes réfugiées de Jénine et de Tulkarem ont causé de nombreuses morts.

Dans la région de Naplouse, Abbas a rencontré une équipe de travail social de MSF qui l’a orienté vers des collègues proposant des consultations psychologiques dans le cadre d’un programme de santé mentale. Ce programme existe depuis plus de vingt ans et s’est étendu au fil du temps aux villes voisines de Qalqiliya et de Tubas. À la fin novembre, les psychologues et les psychiatres travaillant dans le cadre du programme avaient mené plus de 2 600 consultations en 2023.

C’est la première fois qu’Abbas suit une thérapie et, selon lui, cela l’aide. Il connaissait déjà MSF à Gaza puisque son père avait été un patient de l’organisation il y a quelques années.

« J’essaie désespérément d’aller à Gaza et de rejoindre ma famille, mais c’est impossible », dit-il.

« À un moment donné, les autorités israéliennes ont dit qu’elles autoriseraient les travailleurs gazaouis à retourner à Gaza, mais ceux qui ont essayé ont été arrêtés, volés, interrogés et battus. Si je suis arrêté, je perdrai tout contact avec ma famille. »

Pourtant, Abbas est déterminé à trouver un moyen de rentrer. « Ma femme veut que je parte pour que nous puissions mourir ensemble », ajoute-t-il. « Il est difficile pour elle de s’occuper des enfants. Plus les semaines passent, plus survivre relève du miracle. Il n’y a pas d’eau potable et ils ont du mal à trouver de la nourriture. Certains jours, ils boivent l’eau salée de la mer. S’ils tombent malades, ils ne peuvent pas aller à l’hôpital, car il est surchargé de gens traumatisés et n’est pas sûr. »

Il poursuit avec des larmes dans la voix : « Mon fils de cinq ans m’a demandé l’autre jour : “Papa, pourquoi me laisses-tu mourir de faim? Papa, les autres enfants, leur père est mort avec eux, alors ne nous laisse pas mourir seuls.’’ Je ne sais pas quoi lui répondre et j’essaie de trouver des mots réconfortants, mais il me répond “Ne me mens pas, papa. Viens maintenant, pour que nous mourions ensemble’’. »

« En raison des bombardements incessants, il est devenu habituel à Gaza d’identifier les gens au cas où ils seraient tués, en écrivant leur nom sur leur corps : sur une main, un bras, une jambe ou le cou. Ma femme et trois de mes enfants ont écrit leur nom sur eux-mêmes, mais elle n’a pas pu le faire sur le plus jeune. Cela lui faisait trop de peine. »

« Que sera notre vie une fois les bombardements terminés? Les rues, les hôpitaux, les universités et les écoles sont tous détruits. Je suis un bon citoyen, je travaille, je paie mes impôts, etc. Je devrais bénéficier des droits de la personne les plus élémentaires. Assez de souffrance », conclut Abbas.

* Le nom a été modifié pour protéger la vie privée.